Grigory Sokolov : l’horloger de Saint… Pétersbourg
La recherche du beau son, la qualité des attaques, des résonances, des nuances, l’utilisation des pédales sans exagération, l’amplitude acoustique ont accompagné le récital du maître russe!
Chaque note est un questionnement, une énigme à résoudre. Sokolov est un orfèvre dans son rapport à la musique. Deux Polonaises opus 26 de Frédéric Chopin (1810-1849) ouvrent le bal. La première démarre avec cinq paliers d’accords descendants dans un rythme iambique et un do# mineur lugubre, suivis d’un silence dramatique, empreint de tension. Un enchaînement plus lumineux en tonalité majeure donne plus d’apaisement. Aucune emphase chez le pianiste, un romantisme retenu qui peut manquer de folie, chaque geste étant très défini. La deuxième, en mi bémol mineur, impose un unisson pianissimo puis des accords «poco ritenuto» (un peu retenu). Sokolov n’abuse jamais de ce rubato si romantique; il délivre une prestation épurée, soutenue.
La Polonaise en fa dièse mineur opus 44 est basée sur un thème que Chopin varie sans cesse, immense développement thématique : gammes, trilles d’une précision chirurgicale, le chant passant d’une main à l’autre, dans un parfait équilibre; le second thème est une Mazurka, ressemblant à une tendre barcarolle, accompagnant une mélodie énigmatique et suspendue. Sokolov distille chaque ligne, chaque nouvelle proposition, chaque motif, ses basses sont puissantes sans écraser la ligne mélodique: du grand art!
Si le compositeur polonais, Frédéric Chopin, n’écrivit pratiquement que pour le piano, ses Polonaises sont des chants de résistance pathétique mais plein d’espoir aussi devant la répression russe (1830). C’est le cri d’un compositeur exilé devant sa Pologne martyre. Ces œuvres en trois parties avec reprises (ABA’) permettent à Chopin mille palettes que Sokolov, comme un peintre, dessine avec ferveur. La partie centrale est souvent une envolée lyrique puissante.
Pour terminer cette première partie, Chopin toujours et sa Polonaise en la bémol majeur opus 53 dite « Héroïque ». D’une incroyable virtuosité, cette pièce demande un engagement physique de premier ordre. Le son, chez Sokolov, est toujours d’une grande plénitude. C’est brillant, sans en mettre plein la vue, le pianiste ne cherche pas à faire du sensationnel; il domine gammes, arpèges, trilles surnaturels, octaves prestissimo, montées chromatiques incessantes avec une intelligence inédite. Toute la force, la nostalgie du pays natal dans ce la bémol majeur que semble transmettre Chopin à Sokolov ou Sokolov à Chopin!
A l’entracte, quelques réajustements de l’accordeur, à la demande du pianiste qui ne joue qu’en intérieur, montre, une fois de plus, l’exigence de l’artiste pour retrouver cet équilibre sonore, harmonique, cette fulgurance et ces nuances.
Dans la deuxième partie, le compositeur Sergueï Rachmaninov, (1873-1943), sera à l’honneur avec les 10 Préludes opus 23. La filiation avec Chopin est évidente, le compositeur russe ayant composé 24 Préludes, comme son confrère polonais! «La musique pure à laquelle appartient le Prélude peut suggérer ou créer chez les auditeurs un certain état d’âme; mais son rôle fondamental est de leur procurer un plaisir intellectuel par la variété et la beauté de sa forme». (Sergueï Rachmaninov)
Effectivement, 10 Préludes dans dix tonalités différentes, dix mouvements différents (Largo, Maestoso, Tempo di menuetto, Andante cantabile, Alla marcia…). Dix courtes pièces et tout le génie de Sokolov, ici, réuni! Le N°2 est vibrant, sur des arpèges main gauche très présents. Le N° 5, si connu est une cavalcade très militaire au départ, puis rupture étonnante du thème B avec des couleurs hispaniques très chatoyantes rappelant Granados, Albéniz.
Le No 7 démontre, une fois de plus, l’attachement de Sokolov à faire ressortir les sublimes mélodies, comme des airs d’opéra, avec la résonance riche de la main gauche; écriture très impressionniste, très debussyste, grandes phrases qui se heurtent et se relaient sans cesse. La marche mélancolique du dernier numéro est une révérence élégante, proche d’un Lied de Schubert (Gute Nacht du Voyage d’Hiver: Winterreise). Nous dire «Bonne nuit» puis s’échapper discrètement comme le pianiste est arrivé sur scène, au début du concert. Mais c’était sur compter sur les rappels innombrables d’un triomphe absolu! Sokolov nous fait le cadeau de 6 bis! Comme un dernier feu, sans artifice, bouillonnant, résumé émouvant de la technique et l’humanité du pianiste: Brahms : Pièce pour piano en la majeur opus 118 n°2, Intermezzo/Scriabine: Prélude opus 11 n°4 en mi mineur/Bach : Ich Ruf zu dir, Herr Jesu Christ, BWV 639/Chopin: Mazurka en la mineur opus 68 n°2/Brahms: Pièce pour piano opus 118 n°3, en sol mineur/Chopin: Prélude en mi mineur ors 28 n°4, Largo.
Un bouquet de musique nerveuse, suspendue, baroque, romantique, plus moderne avec Scriabine, théâtrale, mélancolique: gammes, arpèges, sauts d’octaves, trilles toujours exceptionnels, rapports main droite/main gauche hallucinant. Personnage hors du commun, sorti tout droit d’un roman de Dostoïevski, posture et costume désuets. Pas de sourire, pas de grands gestes. Loin des fulgurances romantiques de certains de ses confrères, Grigory Sokolov entre directement dans son univers, il est là, sans maniérisme, peu communiquant mais si présent, il nous invite dans son monde, immédiatement, dans son rapport à la beauté, la puissance, la mécanique, l’harmonie des sons.
Un moment rare.
Yves Bergé
29 juillet 2021/ 21h00 – Grand Théâtre de Provence
Festival International de piano de La Roque d’Anthéron
http://www.festival-piano.com/fr/accueil/bienvenue.html
Récital de piano: Grigory Sokolov
Chopin – Rachmaninov
- Chopin : Deux Polonaises opus 26
- Chopin : Polonaise en fa dièse mineur opus 44
- Chopin : Polonaise en la bémol majeur opus 53 « Héroïque »
- Rachmaninov : Préludes opus 23
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