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ORDRE MORAL : Réflexion autour de Tartuffe de Molière (1)
UNE PIÈCE D’HIER POUR AUJOURD’HUI
Autant la pièce tombait mal en à son époque qu’elle tombe bien aujourd’hui.
HIER: entre le marteau et l’enclume jésuitico-janséniste
Sous le titre Le Tartuffe ou l’Hypocrite, elle est donnée devant la cour à Versailles en 1664, interdite aussitôt de représentation publique par le roi, malgré lui, sur les instances de l’Archevêque Hardouin de Péréfixe qui bataille contre les jansénistes. Remaniée, tempérée trois ans plus tard, devenue L’Imposteur, elle est cependant interdite dès la première représentation, n’en gagnant pas pour autant les bonnes grâces de l’inflexible prélat et son bras séculier en pleine guerre, guère gracieuse, justement, sur la grâce dont les conceptions affrontées déchirent jésuites et jansénistes.
Grâce, grâces
Ou de l’art de faire nouvelle une question originelle guère originale : si Dieu est omniscient et connaît d’avance quels seront les damnés et les élus, l’homme, frappé du péché originel, a-t-il la liberté de faire son salut ? Au Ve siècle, le moine britannique Pélage s’oppose à Augustin, évêque d’Hippone (Annaba), sur le salut de l’homme. Pour le premier, Dieu ne peut vouloir le malheur de sa créature et le péché originel n’a pas aliéné sa liberté d’œuvrer par lui-même à son salut ; pour le second, toute part de liberté concédée à l’homme serait une part qu’on enlève à Dieu : l’homme ne peut qu’espérer d’en recevoir la grâce. La querelle théologique entre Pélage et Augustin, est tranchée en faveur de ce dernier par le Concile de Carthage, à quelques voix près, en 418 : Pélage est déclaré hérésiarque, sa thèse optimiste, hérétique, et le pessimiste Augustin proclamé Père de l’Église et canonisé plus tard.
Après le moyen terme du Moyen-Âge proposé par saint Thomas, l’Église catholique adopte une position moyenne sur la grâce qui peut être gagnée (achetée diront les détracteurs) par les « bonnes œuvres » de l’homme, dont l’achat d’indulgences, qui se multiplient et se renchérissent avec l’enchérissement des travaux fastueux de Saint-Pierre de Rome au début du XVIe siècle, causant le scandale des peuples du nord qui paient beaucoup pour un bénéfique luxe du sud dont ils sont très loin. D’où le schisme de protestation, « protestant », du moine augustin Luther. Durcissant les thèses d’Augustin, il estime que la liberté de l’homme n’existe pas et que ses œuvres, bonnes ou mauvaises, ne conditionnent pas la grâce de Dieu : « pecca fortiter », ‘pèche fortement’, conseille-t-il mais « crois plus fortement encore », sans nécessité de manifestations de dévotion externe et encore moins de confesseur ou directeur de conscience : l’homme en tête à tête avec Dieu sans médiation.
Pour contrer ces thèses radicales et fatalistes, la Compagnie de Jésus, fondée par Ignace de Loyale en 1534, les jésuites, développe une optimiste théologie du libre arbitre de l’homme : la grâce nécessaire que Dieu, plus miséricordieux que punisseur, ne refuse à aucune de ses créatures, est suffisante à l’homme pour assurer son salut s’il y applique sa libre volonté : mais à liberté correspond responsabilité. À la fin du siècle, le jésuite Juan de Molina, érige une théologie qui établit la concorde entre la liberté de l’homme et la prescience et grâce divines, le molinisme, qui sera taxé de pélagianisme par les protestants, les augustiniens, dont les futurs jansénistes.
Jansénisme
Car du jansénisme, affaire espagnole, la France vient de faire une polémique bien franco-française au milieu du XVIIe siècle, mêlée de politique, de littérature, de mode et de mondanité. Évêque d’Ypres, dans les Flandres espagnoles, Cornelius Jansen, latinisé en Jansenius, austère augustinien, professeur de théologie à Louvain, s’y heurte à l’efficace enseignement concurrent des jésuites qu’il part deux fois dénoncer à Madrid où, à l’inverse, ses controverses agressives, ses positions radicales frôlant celles du protestantisme des proches Provinces-Unies qui luttent pour se détacher de la catholique Espagne, y sont mal vues politiquement et religieusement. Pour recouvrer la faveur de la cour, il écrit en latin Mars gallicus (1630), ironie de l’Histoire, un violent pamphlet contre cette France qui va faire sa gloire après sa mort en 1638.
En effet, son gros traité posthume de théologie augustinienne, l’Augustinus, autre ironie de l’affaire, est imprimé précipitamment par d’officieux jésuites qui ne se rendent pas compte qu’il s’agit d’un traité de guerre contre eux. Pour l’optimiste humanisme des jésuites, la simple grâce nécessaire et le libre arbitre, dons d’un Dieu égalitariste à tout homme, suffisent à ce dernier, avec l’éducation et la volonté, à dépasser tout déterminisme. Cette position, qui est celle du triomphaliste Concile de Trente de la Contre-Réforme catholique, est battue en brèche par la sombre conception du monde et de l’homme déchu d’un jansénisme qui, tout en protestant de son appartenance à l’Église catholique, semble la miner de l’intérieur en assumant des thèses protestantes. Il oppose les vaines satisfactions humaines à la délectation céleste que seule la grâce efficace et irrésistible de Dieu, peut octroyer à l’homme englué à jamais dans le péché originel, grâce gratuite, qui ne se peut gagner ni acheter par nulle bonne action ni bonnes œuvres, que ce Dieu, sévère père punisseur, n’accorde qu’à quelques élus choisis de toute éternité : Christ janséniste aux bras étroitement serrés contre Christ jésuitique largement ouverts sur la croix. Jansen semblait embrasser la théorie de la prédestination de Calvin.
Port-Royal
En France, l’abbé de Saint-Cyran, l’ami intime d’études de Jansen à Louvain, qui passe chez lui deux ans à Bayonne, qu’il accompagne en Espagne, se fait le héraut des thèses augustiniennes ; il ironise sur l’illusion de liberté : on ne sort d’un péché que pour tomber dans un plus grand, croire qu’on peut se tirer d’un péché, c’est tomber dans le pire, le péché d’orgueil. Il fait frémir en évoquant « les basses-fosses » de l’âme humaine, un noir inavoué déjà psychanalytique. Il devient le maître à penser de Port-Royal, un paradoxal monastère austère et très mondain, refuge de grands frondeurs vaincus, tels La Rochefoucauld et sa maîtresse la duchesse de Longueville et son frère Conti et de robins sympathisants de la Fronde parlementaire, mais où règne surtout la famille Arnaud de juristes, redoutables procéduriers, cultivant un nouvel esprit bourgeois individualiste, dénonçant les vaines grandeurs, méfiant ou hostile envers le pouvoir. Port-Royal devient un foyer de résistance à l’absolutisme, ennemi juré des jésuites accusés de laxisme moral.
En 1653, l’Espagne obtient du pape la bulle Cum occasione qui condamne cinq propositions considérées hérétiques de l’Augustinus qui semble régler la question. Pas pour les jansénistes français qui contestent cela, y voyant un complot des jésuites. Antoine Arnaud, menant âprement la bataille contre eux, est exclu de la Sorbonne et déchu de son titre de docteur. Pascal, avec ses brillantes lettres Provinciales (1656, 1567) dénonçant satiriquement, non sans mauvaise foi ce qu’il estime l’indulgence morale du casuisme des jésuites, donne un éclat littéraire et mondain à cette polémique, que Saint-Beuve considérait comme la querelle de la famille Arnaud contre les jésuites. Mais Pascal, loin d’un augustinisme extrême, bien dans l’esprit théâtral baroque de son temps, ne récuse pas ces « bonnes œuvres » des jésuites comme l’assiduité au culte, il mise au contraire sur les « formalités », les formes externes de la piété, le rituel qui, de l’extérieur, gagnerait l’intérieur de l’homme par le rôle joué. C’est la fin, résumée, du Pari proposé aux incrédules libertins : « Prenez de l’eau bénite et abêtissez-vous. »
Tartuffe dans la tempête janséniste
En mai 1664, Molière en donne donc sa première version à Versailles pour le jeune Louis XIV qui supporte mal les critiques des rigoristes donneurs de leçons morale, les tartuffes qui critiquent sa vie privée : Tartuffe ou l’Hypocrite. Mais en juin le confesseur du roi Hardouin de Péréfixe, pour régler la dissidence religieuse janséniste, obtient du pouvoir, désireux de mater ce foyer d’insoumission, un décret s’appliquant à tout le clergé, qui a pour objet particulier de contraindre les religieuses de Port-Royal récalcitrantes à signer un Formulaire condamnant les discutées cinq propositions jansénistes d’un Augustinus —qu’elles n’ont pas lu. Mais, « Pures comme des anges mais orgueilleuses comme des démons », dit-il d’elles après les avoir personnellement visitées deux fois pour les convaincre, arguant d’un subtil distinguo juridique soufflé par l’avocat Arnaud entre « le fait et le droit », elles refusent. Tartuffe, malgré les faveurs du roi, est interdit de représentation publique. En 1667, à la faveur de la petite Paix de l’Église concédée par le pape, qui ne dure pas, sous le nouveau titre, L’Imposteur, dès la première représentation, le rideau tombe, devenue dernière avec l’interdiction. Évidemment, en pleine guerre entre jansénistes et jésuites s’accusant publiquement d’hypocrisie et d’imposture, un héros qui incarne les deux, flottant entre le religieux et le profane, risquait de faire naufrager la pièce. Il faudra attendre la Paix clémentine, du nouveau pape en 1669 pour qu’enfin, la pièce autorisée, devienne un énorme succès, chacun applaudissant, selon son bord, une satire des jansénistes ou des jésuites.
La chape de plomb d’une morale qui semble peser de l’extérieur sur la troupe juvénile interne, opinions des voisins, infiltrée avec Madame Pernelle et Orgon, statufiée par un Tartuffe Commandeur et ses tables de la loi semble relever de la rigueur janséniste digne d’un Saint-Cyran, que dénonce Dorine :
S’il le faut écouter, et croire à ses maximes,
On ne peut faire rien, qu’on ne fasse des crimes. (v. 50)
Mais à l’heure de vérité où parle le désir, loin de s’arracher l’œil qui convoite la femme de l’autre, Tartuffe tout en éludant par une périphrase l’interdit innommé de l’adultère du Septième commandement
« Le Ciel défend, de vrai, certains contentements »,
semble apporter au dilemme une solution :
« Mais on trouve avec lui des accommodements. » ( v. 1488)
Casuisme : Ordre du Fils contre le Père
Des accommodements dont on ne manqua pas d’attribuer l’explicitation qui suit au casuisme jésuitique, évidemment caricaturé déjà par Pascal. Le casuisme, dont l’objet est de résoudre les cas de conscience, n’est pas inventé par les jésuites. En une époque où l’épée de Damoclès d’un Dieu punisseur pesait sur le pécheur que la moindre infraction aux Dix Commandements, péchés mortels, conduisait en enfer, à la morale rigoriste abstraite difficile à vivre au quotidien concret, le casuisme apportait un allègement. L’étude du cas par le confesseur, en possession d’un manuel de casuistique, permettait d’en examiner ce qu’on appellerait les circonstances atténuantes, la loi générale absolue, divine, ramenée au cas particulier, mesurée à la fragilité humaine. Face à l’ordre d’un Dieu intraitable Père vengeur de Luther, qui va lentement se dissoudre dans l’espace où certains le perdront, devenir invisible ou absent, le christocentrisme des jésuites place au centre l’ordre du Fils, un Dieu d’amour qui n’a pas oublié qu’il fut homme.[1]
Humain, trop humain que Tartuffe qui, au-delà du vulgaire profiteur, se dévoile et proclame maître ès « accommodement », détenteur des « secrets » d’une « science » de la conscience, et ouvertement, subtil casuiste prestidigitateur de la fameuse et contestée « direction d’intention », dont l’innocence du but, la fin, justifierait, absoudrait les moyens, qui le sont moins, de l’atteindre :
Je puis vous dissiper ces craintes ridicules,
Madame [et] je sais l’art de lever les scrupules.
Selon divers besoins, il est une science,
D’étendre les liens de notre conscience,
Et de rectifier le mal de l’action
Avec la pureté de notre intention
De ces secrets, Madame, on saura vous instruire.
Mais l’enfer, on le sait, est pavé de bonnes intentions si les mauvaises mènent au ciel, septième, comme le péché de luxure.
Benito Pelegrin
A Suivre
[1] Voir mon livre, Figurations de l’infini. L’âge baroque européen, le Seuil, 2000, Grand Prix de la Prose et de l’essai, 3. « D’un Dieu abandonneur », p. 35-44.
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