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ORDRE MORAL : Réflexion autour de Tartuffe de Molière (2)

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AUJOURD’HUI : urgence de Tartuffe

La pièce tombait mal pour Molière, dénoncée pour des raisons immorales de censures politiques et religieuses ; elle tombe bien aujourd’hui presque pour les mêmes raisons : un obscurantiste retour au ou du politico-religieux et ses censures prétendument morales : l’ordre moral, dangereusement moralisateur.

Sans évoquer ni nommer tel personnage fameux filant filandreusement et fricativement de son nom la métaphore feuilletonnesque de l’honnêteté politique (« Qui imagine le Général De Gaulle mis en examen ? ») pour frauduleusement rouler dans la farine nos suffrages, finissant déconfit, la truffe tartuffiée à trop fricoter le fric, le monde d’aujourd’hui devient immonde de dangereuse, sinon morale, moraline. Sans invoquer ni nommer une religion, disons, une Église qui a perverti la beauté et bonté christiques, le tendre « laissez venir à moi les petits enfants » (Luc : 18-16), qu’on a trop laissé aller vers le laisser aller d’une institution complice d’abuseurs, il y a un fanatisme religieux aussi ignorant des textes que les religieuses de Port-Royal, on assiste aux excès du wokisme, déniant ou refaisant l’histoire à coups de statues renversées, aux ciseaux castrateurs d’une cancel culture supprimant auteurs machistes et nudités féminines qu’on ne saurait voir  pour complaire à un féminisme outrancier oubliant les vraies femmes,  il y a, sans masque, les contagieux et virulents antivax et autres vexés du système de tout poil et mauvais poil surtout, nourris aux fausses nouvelles et vrai poison du nid de vénéneuses vipères d’internet anonymes, se mordant la queue d’infos tournant en rond, on sent sourdre, sourds et aveugles aux Lumières, les complotistes de l’ombre comme, au temps de Molière, la secrète mais agissante Compagnie du Saint Sacrement, la Cabale des dévots contre les libertins, déjà une Manif pour tous, bref, tout un politiquement correct très périlleux qui fait que nos libertés, chèrement gagnées, sont gagnées et rognées par tous ces francs ou insidieux censeurs : on reprochait à la janséniste famille Arnaud le sentiment « d’avoir toujours raison » et le droit pour soi, jamais traversée par le doute ; nous avons aujourd’hui les pires des Tartuffes : ignorant qu’ils le sont, le bras armé d’une criminelle bonne foi.

Famille en crise et sans amour : statut du mariage

« Il y a de bons mariages, mais il n’y en a point de délicieux », disait, en connaisseur La Rochefoucauld. On ne sait si le précédent mariage d’Orgon, dont le portrait de la précédente épouse orne la demeure, le fut, mais, à l’évidence, le présent, du moins pour Elmire, seconde épouse —et de second rang avec la préséance et préférence accordée à Tartuffe par son mari— n’est ni bon ni délicieux dans cette famille, plus décomposée que recomposée. Et celui qu’il concocte par sa fille s’annonce désastreux. Constat social, historique : la famille, telle que se l’imaginent et voudraient recréer aujourd’hui les tenants conservateurs d’un ordre ancestral dont ils rêvent, n’est qu’une conception du XIXe siècle formulée par le Code Civil de Bonaparte : mais décret abstrait ne dit pas application concrète et cela se met en place très lentement et tardivement.

La famille, au XVIIe siècle n’est guère loin de celles de notre temps : la mortalité des femmes en couche ou des suites fait que les hommes ont en général plusieurs épouses, des enfants de divers lits : le cliché de la belle-mère odieuse, la marâtre acariâtre des Cendrillons et autres, n’est pas seulement issue des contes de fées finissant bien. Plusieurs générations coexistent, non sans tensions et conflits, sous un même toit où règne rarement l’harmonie. Dans les grandes familles, il n’y a pas grand place pour l’amour ; dans les modestes, faute de place. Toute sainte canonisée qu’elle sera au siècle suivant, on sait la froideur de la fondatrice des Visitandines Jeanne-Françoise de Chantal, grand-mère paternelle, envers sa petite-fille orpheline, la future Madame de Sévigné dont, à l’inverse, l’amour pour sa fille, future Madame de Grignan, sera suspect et sermonné, de son propre aveu, par son confesseur. Pondeuse de bâtards royaux, la Montespan en laisse l’éducation et toute l’affection aux soins de la Veuve Scarron, future Maintenon. L’amour d’Anne d’Autriche pour ses deux fils, Louis XIV et Philippe est exceptionnel et celui de Marie-Antoinette pour le sien, en pleine nouvelle sensibilité rousseauiste envers les enfants, se retournera contre elle lors de son procès. Talleyrand contera lui-même l’atroce indifférence de sa dévote et très noble mère qui ne le verra qu’à ses quatre ans, et encore, par force.

La famille fonctionne comme un état qui fonctionne comme une famille, respectivement le roi et le père au centre et Dieu le Père au-dessus de cette hiérarchie patriarcale. Mais si le roi l’est par droit divin, le père ne l’est pas et usurpe même un droit canon que l’Église, sans le lui refuser, lui dénie : celui de marier les enfants. En effet, le Concile de Latran IV de 1215, qui fait du mariage un dogme et le rend indissoluble pour protéger la femme, fixant l’âge nubile de la fille à 12 ans et du garçon, à 14, le définit comme l’union de deux libres volontés, qui se passe même de prêtre, puisque c’est devant Dieu qu’il se fait et non obligatoirement « ante ecclesiam », ‘devant l’Église’, et sans besoin de l’autorisation des parents : c’est « le mariage de l’ombre », le mariage secret,  qui permet les multiples  des « épouseurs à toutes mains » comme Don Juan. L’Église ne condamnera jamais ce libre mariage fondamental, même en lui donnant le garde-feu de la publication des bans et des témoins lors du Concile de Trente de la Contre-Réforme.

Pour contrer cette liberté du mariage, qui contrarie les alliances matrimoniales, politiques et financières des familles, le pouvoir laïque, dans l’irrespect du droit canonique recule de plus en plus l’âge de la majorité civile des enfants qui leur permet de disposer librement de leur vie, le repoussant à 24 ans pour les filles et 28 pour les garçons, sous peine d’être déshérités s’ils ne se soumettent pas au choix matrimonial des parents : quand on connaît l’échelle des âges à l’époque, on voit la longue et exaspérante dépendance imposée par d’abusifs parents à leur progéniture. Qui use des enlèvements consentis entre conjoints pour contrecarrer les desseins matrimoniaux des parents et leur imposer leur libre choix, mais à leurs risques et périls financiers : l’intouchable Condé s’en fera une spécialité pour aider ses amis en mal avec leurs familles.

Donc, tout comme le thème de la marâtre, celui du conflit domestique entre parents et enfants à propos du mariage n’est pas qu’un poncif littéraire et théâtral du temps. Il nourrit ce que j’ai appelé dans un livre la gérontophobie, la haine des vieux, détenteurs tyranniques du pouvoir et de l’argent. En France, la contemporaine Affaire des Poisons, où « la poudre de succession » y est un doux euphémisme pour l’arsenic permettant d’accélérer le pas, le trépas, d’un riche parent abusivement attardé à jouir de cette terre au détriment de l’héritier impatient, en est un symptôme[2].

Benito Pelegrin

[2] Je renvoie à mon livre D’Un Temps d’incertitude, Sulliver, 2008 et à mes travaux ultérieurs sur le statut du mariage exposés dans des colloques et congrès.

En Une, photo libre de droit du buste de Molière

Rmt News Int • 24 novembre 2021


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