THÉORÈME, TARTUFFE selon Macha Makeïeff
Présenté au Théâtre de la Criée du 8 au 23 novembre 2021. En tournée
Le poisson pourrit par la tête : ces taches d’humidité imprégnant du ciel du plafond les panneaux de cette maison bourgeoise sont-ils le signe avant-coureur de la déliquescence par le haut de cette famille, dont le chef, littéralement la tête, le père, est déjà atteint de cette sénescence, tout comme sa mère ?
Un salon années 50, en deux plans, l’un, derrière un rideau transparent, telle une scène de théâtre surélevée avec des sièges en attente de spectateurs ou d’acteurs surgis des ténèbres ou abysses des coulisses comme Tartuffe plus tard. Pour l’heure, sous le beau et doux portrait de la mère défunte, sûrement indulgente, une vaine jeunesse fluette et fluo vaguement, vert, jaune, rose, rouge ou brun, tenues aussi légères que leurs frêles personnes, s’y dandine ou trémousse au son de musiques de danse, fauteuils fauteurs de paresse et, au plat premier plan un vaste canapé jaune émollient, comme le tourne-disque. Grand-mère en bronze comme ses récriminations hystérisées par le chant aigu qui termine ses phrases piquantes. Le père aura aussi un manteau jaune, on ne sait si, déjà la couleur du cocu qu’il semble chercher plus tard à être en livrant, peut-être avec jouissance, sa femme à Tartuffe, mais d’abord marron, et marron il l’est, en se jetant amoureusement, à genoux, tête entre les cuisses complaisantes de Tartuffe.
Le conflit de génération dont je parle est sensible dans le texte et même sans en faire un paradigme, la metteuse en scène le souligne comme une évidence dans la cruauté du miroir tendu à la belle-mère et grand-mère radoteuse. L’alcool coule à flot dans cette flottante famille, comme la musique, parfois invasive, même si l’on se plaît, dans les spectacles de Makeïeff, à ces citations musicales qui font sens, même si l’excès, ici, en semble parfois brouiller la signification. Mais on a goût aux gammes menaçantes du Commandeur de Don Giovanni, au duettino de la main à main de Zerlina, bien venues dans le contexte de séduction, ou de secret document ou d’espionnage, l’angoissante ambiance nocturne de Ligeti qui accompagne ces portes inquiétantes qui s’ouvrent ou ferment sur des personnages devenus ombres. Ou ombre non encore incarnée, comme Tartuffe, absent longtemps de la scène, mais présent dans le discours des autres, obsédant dans l’esprit d’Orgon interrogeant sur l’absent. Puis, derrière un rideau d’abord, obscur, de noir vêtu, couvert plutôt, sorte de soutane et ample jupe puis doublé, redoublé suivi par son ombre et redoublé par celles qui le démultiplient, armée littéralement de l’ombre on ne sait d’où venue, de plus ombrée par les lumières maintenant tamisées, sans grand contraste aiguisé de clair et obscur, plutôt une indéfinie opposition de clair-obscur, au vrai sens du mot, un mélange des deux, impressions visuelles de l’ambiguïté.
Ange des ténèbres s’infiltrant insidieusement dans un monde lumineux de sons et couleurs posé auparavant : des personnages verre en main, vautrés dans des fauteuils, le père de famille comme s’il en dégoulinait, Orgon, battant la mesure avec une baguette de chef d’orchestre qui n’orchestre rien du tout, jeunes gens graciles, fragiles, futiles, armés, non de mâles épées, mais armés, revenus d’une partie de golf, de clubs, lieux probables de leurs alcooliques exploits de clubbards.
Finalement, Tartuffe, démultiplié par ses sbires de noir vêtus, malgré sa soutane jouant les jupes flottantes, son teint blafard et ses cheveux longs, est le seul homme vraiment debout, toujours érigé, même érotiquement et, s’il se jette sur le canapé, c’est sur la femme en prédateur d’une proie qu’on lui abandonne lâchement, solide gaillard dont on sait le goût de la bonne chère et l’appétit de la chair. Bref, Tartuffe, incarne réellement l’homme, dont se repaît en bouche, dans l’ineffable extase et jouissance exclamative (« ah »), Orgon dont l’impossibilité à le définir tourne, plus qu’à la redondance, à la quantification, la multiplication de l’homme par l’homme dont il se délecte :
« C’est un homme… qui… ha… un homme… un homme enfin. » (v. 273)
Dans cette déliquescente demeure délétère, il est réellement le seul mâle, dominant par sa puissance et sa virilité, avec en face, dignes comparses ou adversaires, deux fortes femmes, Dorine (sensuelle et magistrale Irina Solano), déjà la Servante maîtresse de Pergolèse et son alter ego, Elmire (séduisante Hélène Bressiant), pour laquelle elle semble parler, la maîtresse de maison, prête à consentir à la légitimité du désir du seul homme qui la désire vraiment, existante malgré le poids de l’ancienne, morte, dont le portrait domine le salon. Sinon, la sermonneuse, Madame Pernelle (chantante Jeanne-Marie Lévy), autoritaire hystérique poussant la note, une Marianne, bécasse hébétée, atone victime consentante qui justifie d’avance la tyrannie paternelle, le pouvoir masculin, et cette flippante Flipotte (ductile transformiste Pascal Ternisien) en terne tablier de bonne exploitée, reparaissant, imper, talons hauts, fichu et lunettes noires, d’admiration on en sifflerait, transfigurée en flamboyante figure filmique d’Almodóvar, une rosse Rossy de Palma à qui on ne la contera pas.
Il me semble alors que Tartuffe, dans cette équation, est bien, en quelque sorte l’ange ambigu du Théorème de Pasolini invoqué par le surtitre : non qu’il soit révélateur de tous les personnages, le mari n’est même pas assez lucide sur soi pour se révéler son homosexualité qui le porte vers lui si la femme délaissée découvre, ou redécouvre, le désir à son contact, prête à la satisfaire, sinon pour l’heure avec lui, avec un autre, on espère. Et cette force animale et magnétique de Tartuffe, manipulateur, littéralement, jouant des mains, prestesse de prestidigitateur hypnotiseur, séducteur au vrai sens du verbe séduire latin : amener à soi l’autre en lui laissant l’illusion qu’il y vient librement (séduisant Xavier Gallais) révèle la veulerie de ces muguets, de ces petits-maîtres incapables, à eux tous, de le maîtriser.
Hypocrite Tartuffe
C’était la première étiquette de Tartuffe épinglée par Molière lui-même, empreinte du sujet emprunté à la nouvelle de Scarron, Les Hypocrites, traduite de l’espagnol, publiée en 1655, soit neuf ans auparavant. Tartuffe est un hypocrite, on dira heureusement, c’est ce qui le rachète à mes yeux : il n’adhère pas intérieurement aux principes qu’il prône en apparence. Sinon, avec son charisme physique et intellectuel, il imposerait un ordre plus moralisateur que moral, étouffant, mortifère. Faisant des dupes sans en être un, s’inclinant à l’ordre du monde hypocritement moralisateur, comme conseille Pascal, « avec une idée de derrière la tête », sans doute momentanément (« par provision », dirait Descartes), il ne fait que mettre astucieusement des principes sociaux viciés au service de ses vices et intérêts concrets : la femme et les biens.
Sa mauvaise foi sauve donc paradoxalement Tartuffe pour moi autant que leur bonne foi rend redoutables les Pernelle et Orgon : il ne croit pas à ce qu’il proclame, ses actes démentent ses paroles, tandis qu’ils sont les fanatiques prosélytes qui, sans examiner textes ni faits agissent, de tout le pouvoir qu’ils ont, exécuteurs mécaniques de consignes et doctrines mortelles.
Sans nier l’agrément que j’ai encore eu à ce spectacle de Macha Makeïeff, je regrette un peu que toute cette musique d’une jeunesse qui danse trop, sans doute sur un volcan, passant près du gouffre, à trop souligner la comédie n’en estompe le drame.
Benito Pelegrín
Distribution :
Xavier Gallais — Tartuffe
Arthur Igual en alternance avec Vincent Winterhalter — Orgon, mari d’Elmire
Jeanne-Marie Lévy —Madame Pernelle, mère d’Orgon
Hélène Bressiant — Elmire, femme d’Orgon
Jin Xuan Mao — Cléante, frère d’Elmire
Loïc Mobihan — Damis, fils d’Orgon
Nacima Bekhtaoui — Mariane, fille d’Orgon
Jean-Baptiste Le Vaillant — Valère, amant de Mariane
Irina Solano — Dorine, amie de la famille
Luis Fernando Pérez en alternance avec Rubén Yessayan — Laurent, faux dévot
Pascal Ternisien — Monsieur Loyal, huissier, Flipote, la bonne
et la voix de Pascal Rénéric, l’Exempt
Mise en scène, décor, costumes, Macha Makeïeff Lumière Jean Bellorini Son Sébastien Trouvé Musique Luis Fernando Pérez Danse Guillaume Siard Coiffure et maquillage Cécile Kretschmar Régie général André Neri Assistants mise en scène Gaëlle Hermant, Sylvain Levitte Assistant dramaturgie Simon Legré Assistante scénographie Clémence Bezat Assistante costume Laura Garnier Assistant lumière Olivier Tisseyre Assistant son Jérémie Tison Diction Valérie Bezançon Graphisme Clément Vial
Crédit photos: P.Gély
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