Béla Bartók Danses populaires roumaines
Matteo Fossi, piano, CD Hortus
La tragique actualité ukrainienne attire nos regards vers l’est de l’Europe et, dans le bruit horrible des bombes, fait sonner et résonner à nos oreilles les parenthèses heureuses et rêveuses des noms pacifiques de pays lointains, inconnus ou méconnus, et des musiques de cultures qui n’ont de frontières que celles imposées par la folie meurtrière des hommes. Je me souviens de Kiev, autrefois, nom commençant par l’occlusive k, s’adoucissant avec le i long et la diphtongue ie et finissant sur la caresse du v par la prononciation amoureuse de ses habitants : KíeV dans la graphie russe ou Kyiv dans l’ukrainienne. Je revois d’une hauteur, plongeant sur le Dniepr bleuté comme un large miroir, un bouillonnement de verdure d’où émergeaient, telles de fantastiques bulbes de tulipes d’or, les dômes étincelants au soleil de ses églises orthodoxes serrées en moutonnant troupeau autour de leur bergère, la laure vénérée, le monastère sacré du XIe siècle, ayant essaimé en parterres fleuris de sanctuaires colorés dans cette ville jardin, miraculeusement fleurie. Mais où il me fut impossible de trouver, je ne dis pas un bouquet, une seule fleur à acheter, pour offrir en hommage à la jeune guide et interprète, telle était l’inefficacité quotidienne concrète de la planification soviétique : pénurie de fleurs dans ce paradis fleuri…
Ce disque, paru avant cette épouvantable guerre, s’il berce et apaise l’âme, serre maintenant le cœur, en nous montrant, je le disais, la vanité des frontières, ces musiques inspirées à Bartók par ces confins de l’Europe, Hongrie, Roumanie, Bulgarie, confinant, par-delà la Mer Noire, avec l’Asie. Vous avez entendu sûrement le nom de cet infime pays, la stratégique Transnistrie adossée à la Moldavie, à l’Ukraine, à la Roumanie et sa légendaire Transylvanie, où le mystérieux château gothique de Bran serait repaire de Dracula.
C’est en Transylvanie, à Nagyszentmiklós, alors en Autriche-Hongrie (aujourd’hui Sânnicolau Mare, en Roumanie dans ces variables frontières) que Belà Bartók naît 1881, cela fera cent-quarante et un ans. Il meurt à New York en 1945. C’est avec une grande dévotion et beaucoup d’enthousiasme, que le pianiste florentin Matteo Fossi lui consacre ce disque aussi bien enregistré qu’interprété. Tirée des Trois chants du comitat de Csik, le comitat, étant une division administrative d’une région, écoutons cette première très brève danse, « Rubato », où la fin des phrases musicales, ponctuée de petites appoggiatures, des grappes de quatre notes d’appui, frémissant comme un mouchoir au vent au bout du bras d’une danseuse, ont une vague ondulation orientalisante : PLAGE 1 : 1’18’’
Né dans une modeste famille qui pratique cependant la musique, à la mort précoce du père, la mère, pianiste, installe sa maisonnée dans une petite ville d’Ukraine où le petit Béla s’essaie dès neuf ans à la composition. Puis c’est l’installation à Bratislava, capitale de la Slovaquie, non loin de Vienne dans ces pays aux perméables et fluctuantes frontières, et enfin, il intègre l’Académie royale de musique de Budapest à dix-sept ans, où il connaîtra et recevra les leçons et conseils des meilleurs maîtres, dont les déjà célèbres Ernő Dohnányi, et surtout Zoltán Kodály, qui va l’initier à l’ethnomusicologie. L’ethnomusicologie, discipline proche de la sociologie de la musique, est une branche des sciences humaines qui étudie les rapports entre musique et société.
Les nationalismes politiques du XIXe siècle, nés de la révolte en Europe contre les diverses occupations napoléoniennes, s’expriment aussi, pacifiquement, par la recherche de musiques nationales tentant de faire contrepoids à l’emprise de la musique, italienne d’abord, puis à l’empire de l’allemande, cherchant dans le local une généralisable universalité. Le début des techniques d’enregistrement permet ainsi de sauvegarder la mémoire musicale traditionnelle. En 1905, avec Zoltán Kodály, qui a déjà commencé des recherches pour recueillir et étudier des musiques folkloriques, Bartók commence une véritable carrière d’ethnographe et d’ethnomusicologue. En compagnie de Kodály, il parcourt les villages de Hongrie et Roumanie, recueillant sur le vif des centaines de mélodies et chants populaires, les enregistrant et les transcrivant. Après avoir parcouru la Grande Plaine et la haute Hongrie, ils publient en 1906 Vingt chansons paysannes hongroises. Mais sa curiosité s’étendra rapidement à une grande partie de la musique traditionnelle européenne – et même au-delà, notamment arabe. Ce matériau nourrira aussi son œuvre. Mais écoutons ce froissement de cristal, joyeusement carillonnant, aérien, du troisième des chants du comitat de Csik : PLAGE 3 : 48’’
En contraste, voici quelques sourdes, lourdes mesures terriennes, menaçantes, scandées extrait de Deux danses roumaines, où l’on retrouve, sinon un souvenir terrifiant de la danse du sacrifice du Sacre du Printemps de Stravinsky de quelques années postérieur, au moins une même source slave : PLAGE 4 : 1’10’’
Autre contraste de douceur nostalgique, cette Danse roumaine du Boutchoum : PLAGE 11 : 1’14’’
Ni son court opéra, Le Château de Barbe-Bleue, 1918 ni son ballet le Mandarin merveilleux n’auront alors du succès. Mais sa Musique pour cordes, percussions et célesta (1936) est un triomphe.
Bartók est imprégné de la musique de son temps la plus avancée et, pour protester contre le nazisme qui classe, déclasse, condamne les arts modernes comme dégénérés, il clame, il réclame d’être intégré dans ces entartete Musik décrétées par les nazis, auxquels sa Hongrie s‘est ralliée. Moralement intransigeant, il s’exile aux États-Unis et, célèbre, dans son testament, Bartók exige qu’aucune rue, parc ou monument public ne porte son nom, et ce, dans un quelconque pays, tant qu’il en subsistera au nom d’Hitler ou de Mussolini… Il aurait pu ajouter Franco.
Nous le quittons sur le rythme qui fit scandale en 1910 de son Allegro Barbaro. PLAGE 7 : FIN
Benito Pelegrín
RCF : émission N°593 de Benito Pelegrín