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Die Entführung aus dem Serail de Mozart à l’Opéra de Marseille

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l’Enlèvement au sérail

Singspiel en trois actes,

K 384de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)

Livret de Goettlieb Stephanie Jr, d’après Bretzner Création : Vienne, Burgtheater, 16 juillet 1782

Opéra de Marseille,

21 avril 2022

 

À CE TRAIN-LÁ…

…, qui n’est pas un TGV, en quelque trois heures, on passe de Marseille au Caire avec halte à Salzbourg, Budapest et Istanbul. Ce pourrait être un train de sénateur comparé au train d’enfer de la guère traînante fusée Satan dont nous menace Poutine, capable de nous anéantir en quelques minutes. Mais ici, si l’on meurt, c’est de plaisir de cette réalisation et interprétation de cette nouvelle coproduction des Opéras de Monte-Carlo et de Marseille qui nous en/traîne, littéralement, dans l’art du voyage à bord du mythique Orient-Express, cher au crime élégant d’Agatha Christie.

Lancé en 1883, à l’initiative de l’ingénieur belge Georges Nagelmackers, ce train de luxe français, assura d’abord la liaison entre Paris et Vienne puis Venise, et au sortir de la Grande Guerre, en 1919, enfin Constantinople, en passant par Munich, Innsbruck, Bucarest, Belgrade. Mais, par la grâce de la mise en scène de Dieter Kaegi, la gare Saint-Charles de notre Marseille, oubliée la modeste à côté PLM (Paris-Lyon-Marseille) devient le départ de la ligne mythique, avec une halte mozartienne à Salzbourg. Autre magie, les décors et costumes de Francis O’Connor, nous plongent dans une encore Belle Époque des nantis, belles dames en costumes et amples manteaux libérés du carcan des corset grâce à Jacques Doucet et Paul Poiret, mais amplement chapeautées et, on en rêve, on retrouve, dans ce sérail ambulant, finalement aussi libre que libertin, ce chef-d’œuvre entre Art Nouveau et déjà Art Déco (comme notre Opéra) que fut l’Orient-Express agencé et orné par les meilleurs et les plus avancés des artistes de l’époque, des matières les plus luxueuses, des parois, tapisseries, maroquinerie jusqu’à la vaisselle, argenterie et cristallerie qui fut même confiée à Lalique. Les boiseries des couloirs, compartiments, ont la douce chaleur et couleur jaune doré du bois de sycomore du grand architecte belge Horta, d’un Modernisme lumineux facile et confortable à vivre tel que le voulut aussi le Catalan Gaudí.

On verra le train de nuit bleu nocturne, de front sur les quais des gares: il s’ouvrira magiquement en compartiments, somptueux wagon restaurant, cuisine, bar, s’inversera sur le dernier wagon et sa balustrade sur le vide de l’impossible évasion et, au-dessus de son impériale à rambarde métallique, autre rêveuse invitation au voyage, les vidéos de Gabriel Grinda font défiler des paysages et images et villes traversées dont on reconnaît, par synecdoque, al partie pour le tout, des éléments symboliques : clochers autrichiens et Château perché de Salzbourg, ligne de crête des palais de Budapest, minarets des mosquées et Sainte Sophie de Constantinople, le Caire enfin. Mais le départ de Marseille, avec fumée, vapeur de trains d’autrefois, bruit métallique des roues sur les rails, ce sont bien les grandes verrières de la Gare Saint-Charles, défilé précis des architectures jouxtant la gare, mais, joli pied de nez à la topographie de la ville, l’autant impossible à percevoir du train qu’à oublier : Notre-Dame de la Garde.

       

Turquerie

Les rapports entre l’Europe et la Turquie, qui nous occupent ou préoccupent encore aujourd’hui, ne sont pas d’hier. Dernière grande alerte ottomane, turque, en Europe, le siège de Vienne en 1682 : heureuse conclusion au moins d’un conflit, nous lui devons les « viennoiseries », les croissants (de lune), délicieuses pâtisseries de la victoire autrichienne et chrétienne, de la Croix sur le Croissant islamique et, un siècle plus tard, passé le danger, l’Enlèvement au sérail de Mozart (1782). Son premier singspiel, mêlant chant et parole, musique savante et populaire ; le second et dernier, sa Flûte enchantée situe dans l’Égypte, turque encore de son temps, le temple de l’humanisme maçonnique.

L’Orient était en vogue au Siècle des Lumières depuis la fin du siècle précédent. 
Venue d’une Espagne ayant chassé et pourchassé ses derniers maures et arrêté l’avancée turque en Méditerranée à Lépante en 1571, la mode orientale, à travers romans (Zaide, de Madame de La Fayette), avait eu un regain d’actualité en France avec l’ambassade turque ratée à Versailles des envoyés de la Sublime Porte (1669) dont Louis XIV voulut se venger en commandant la turquerie de Molière/Lully, Le Bourgeois gentilhomme (1670). Cette comédie ballet et le Bajazet tragique de Racine (1672) traduisent et trahissent le sentiment ambivalent de l’Europe pour la Turquie : on voudrait en rire mais on en a peur, on voudrait l’intégrer et on la redoute. Un siècle après, vaincu ou contenu, le Turc, l’Oriental, peut devenir le sage symbole inverse de nos folies chez Montesquieu et ses Lettres persanes, Voltaire, ou bien l’image de la magnanimité dans Les Indes galantes de Rameau et dans Mozart et son Égypte maçonnique que Bonaparte mettra largement à la mode avec sa campagne (1798) et sa cohorte de savants, dont Champollion. Les Orientales, dramatiques, de Victor Hugo ne sont pas loin avec les déchirements du soulèvement anti-turc des Grecs. Mais, au XVIIIe siècle,  la traduction par Antoine Gallant des Mille et Une Nuits (1704) avait mis à la mode un Orient sensuel et badin, alibi de l’érotisme libertin du Sopha de Crébillon (1742), des Bijoux indiscrets (1748) de Diderot, un peu plus édulcoré dans les opéras de Gluck La finta schiava (1744), Les Pélerins de la Mecque (1764) qui deviendra sagement bourgeois chez Boieldieu et son Calife de Bagdad (1800) et carrément bouffe avec le Rossini du Turc en Italie et de l‘Italienne à Alger. Fantasmes et chimères d’un Orient, désorienté (perdre l’orient), qui ne fait plus peur à l’Europe triomphante.

         Mozart avait déjà écrit la musique de scène de Thamos, König of Aegypten (‘Thamos, roi d’Égypte’, 1773) pour accompagner un drame d’inspiration maçonnique, un mélologue à la mode du temps, avec passages déclamés sur la musique. Mozart avait aussi manifesté son intérêt pour cet Orient alors aux portes de l’Autriche avec une autre turquerie allemande inachevée, Zaide (ou Das Serail, 1779), fondée déjà sur une histoire de sérail similaire, avec un personnage appelé aussi Osmin, une basse comme dans l’Enlèvement, et il compose également Le gelosie del Seraglio (‘les jalousies du sérail’ 1772), esquisse d’un ballet pour son opéra italien, situé dans la Rome antique Lucio Silla. L’Oca del Cairo (‘L’Oie du Caire’,1783), est un opéra-bouffe d’inspiration encore orientale, inachevé.

L’œuvre

Die Entführung aus dem Serail, ‘l’Enlèvement au sérail, de Mozart un opéra ou, plutôt,  un Singspiel en trois actes de 1782, livret de Stephanie. Le Singspiel , ‘Jeu chanté’, est du théâtre musical joué et chanté en allemand. L’Espagne, depuis le début du XVIIe siècle, avait créé la zarzuela, alternant passages parlés et chantés, suivent les ballad operas anglais et l’opéra-comique français, pas forcément comique au sens de faire rire, mais avec ce mélange de lyrique et de « comique », c’est-à-dire relevant de la comédie, des comédiens. Carmen, rappelons-le, est un vrai opéra-comique, puisque les passages parlés sont très importants.

         Origine à tiroirs, le livret allemand est tiré d’une pièce tirée d’un roman anglais inspiré de traditionnels récits espagnols de captifs sur des pirates barbaresques enlevant et faisant esclaves des chrétiens, les belles femmes étant réservées au sérail, au harem du seigneur. Ici, c’est un enlèvement contre le rapt : le maître et son valet, Belmonte, noble espagnol et Pedrillo, vont tenter d’enlever, d’arracher du sérail du pacha Sélim leurs deux amantes enlevées, respectivement Constance et Blonde, sa soubrette anglaise, malgré l’eunuque ogresque et grotesque, Osmin.

Réalisation et interprétation

         À chaque station, de pittoresques personnages, joliment adaptés à la couleur locale, animent les quais de gare, vendeurs, nouveaux voyageurs, regardés avec curiosités par les autres aux fenêtres. L’intérieur du train s’ouvre indiscrètement à nous dans le compartiment somptueux de Constance, puis restaurant, cuisine où s’affaire une nuée de cuisinières en sobre uniforme élégant.

La nuit, après les ébauches d’idylles au bar, éméchées, s’ébauchent les débauches, le luxe et la luxure de ces fortunés du long voyage, le meublant d’intrigues érotiques : les portes de compartiments s’ouvrent se ferment discrètement sur des couples furtifs, chacun cherchant sa chacune ou chacun son chacun, sans refuser le troisième larron ou larronne dans cette foire au plaisir, qui remplit d’une certaine nostalgie humoristique au souvenir de nos plus modestes trains de nuit, mais réservant parfois de joyeuses surprises.

            Trop souvent, comme le rôle de Monostatos dans la Flûte enchantée, celui de Pedrillo, le picaresque et espiègle valet, est sacrifié en voix. Ce n’est pas le cas dans cette distribution qui l’offre à Loïc Félix, solide voix de ténor, avec un air héroïque bien projeté, rarement dévolu par la convention lyrique à un valet de comédie, tout en douceur nostalgique dans sa sérénade chanson sur la jeune fille en pays de Maures. Il fait couple avec la belle  Blonde brune d’Amélie Robins, toujours de mieux en mieux, de l’Odéon à Orange, piquante, virevoltante, dont le riche soprano est brillant, agile, facile, aigu piquant, pimpant, pittoresque et coquine, joliment troussée en soubrette accorte qui ne s’en laisse pas compter, esclave maîtresse, faisant trembler le redoutable gardien du sérail, lui donnant une cinglante leçon de galanterie, le mettant en boîte, plutôt le coiffant de la boîte de la marmite dans la scène bouffe de la cuisine à bonne bouffe, non des anges mais des jolies diablesses issues du chœur, aux corps dignes d’alimenter aussi bien des rêves dans ce voyage au long cours.

Osmin, coq en pâte empâté au milieu des cocotantes cuisinières stylées, c’est Patrick Bolleire, qu’on a déjà longuement entendu, et vu, depuis le début, sous toutes les coutures de tous les divers costumes, chef de quai, contrôleur du train, de wagon, toujours fanatiquement égal à lui-même : géante et tonitruante basse s’allégeant, se pliant aux mélismes orientalisants, dans une vélocité déjà rossinienne, à une allure express râlant ses inénarrables menaces et ses rêves sadiques de tortures, de la force brutale neutralisée ici par le  comique.

Ni comique ni vraiment dramatique, le personnage de Belmonte est le ténor amoureux de convention qui annonce par son lyrisme élégiaque le Ferrando de Cosí fan tutte mais sans le déchirement de l’amour trahi : on n’aura ici que du traditionnel dépit amoureux entre les amants au pire moment de l’évasion, malentendu qui risque de tout faire échouer comme aussi dans le Barbier de Séville. Le ténor Julien Dran, déjà apprécié par ses précoces qualités au Cnipal, adoubé par Berganza en ses leçons, le représente de son élégante grande taille, d’un phrasé à la hauteur, et de son timbre lumineux et raffiné. Au mimodrame joliment troussé de la muette scène de vaudeville égrillard, des portes qui s’ouvrent et ferment sur des couples érotisés par le train, en quête de parties et partouzes, on reprochera seulement de distraire, par l’œil, l’oreille qu’on doit absolument prêter à son air émouvant, exigeant, risqué ; mais le chanteur et acteur, avec une impeccable tenue de souffle déroule l’implacable ruban des fleurs de vocalises et arrive à exister dans son imperturbable solitude perturbée, et il nous bouleverse, témoin apparemment philosophe, des plaisirs de ces mondains dont le monde cruel l’exclut jusqu’ici.

Sous la musique riante de Mozart et sous la souriante fable du texte affable, ce voyage en train de luxe vers un Orient de rêve, gomme certes une sombre actualité : la régression du statut des femmes, rapts, rançons, viols et violence, guerre et menace de tortures dont la dignité exaltée de l’héroïne, femme fidèle de la fiction, saura se tirer. Encore qu’ici, la constance de Constance ne semble pas à toute épreuve : dans la douillette couchette de ce wagon-lit de luxe, face à face proche d’un luxueux et fastueux Selim, digne par son allure et sa figure d’un oriental Hollywood de cinéma, Bernhard Bettermann, qui enchante sans chanter, strip Pacha, toujours prêt à ôter la veste et le reste, on la sent plusieurs fois prête à faillir, à défaillir, sensible aux marques d’amour présentes que lui manifeste son geôlier : admiration réciproque et signe, peut-être, d’un amour raté moins conventionnel que celui d’un Belmonte lointain, auquel la lie une promesse qui la tient prisonnière. Belle trouvaille de la mise en scène, souvenir peut-être des protestations de fidélité de Fiordiligi dans Cosí fan tutte, dont la fermeté semble démentie ironiquement par la musique, les virtuoses aigus affolés et affriolants de son grand air « Marten alle Arten », où Constance défie les menaces de tortures terribles du Pacha, semblent ici les cris de jouissance que lui procurent les caresses pressées et empressées de l’amant, qu’elle n’enverra qu’in extremis se rhabiller.  On admire toute la maîtrise de Serenad Uyar, admirée depuis les temps du CNIPAL, de tenir la distance, à distance l’amant, ce jeu scénique perturbant durant ce véritable air de concert, précédé d’un long prélude orchestral, où sa voix, onctueuse, pleine et agile, instrument virtuose, rivalise, et triomphe des vents et même trompettes. C’est le personnage le plus profond, noble, tragique, de l’œuvre, avec une palette de sentiments qui vont de la nostalgie du premier air, di portamento, de tenue de souffle, expressif et poignant, à l’héroïsme échevelé de vocalises de ce troisième,  déjoué malicieusement par la mise en scène : tout en plaidant pour la clémence du bourreau, tout en semblant aspirer avec une ivresse masochiste au martyre au nom de la fidélité à sa foi en l’amour, elle excite le Pacha transi, qui s’avoue encore plus  enflammé.

Servie de main de maître par Jurjen Hempel, baguette agile, jamais lourde, dynamique, tonique dès l’ouverture percutante, pulsation parfois haletante en ses tempi mais sans jamais mettre en danger les chanteurs, sachant ménager les silences humoristiques de pas de loup de certains moments. Le Chœur chante avec la conviction obligée des masses soumises la gloire d’un Selim pirate et oppresseur, qui la mériterait pourtant à la fin dans la grandeur de sa clémence et de sa générosité. Benito Pelegrín

 

OPÉRA EN 3 ACTES

Livret de Gottlieb STEPHANIE d’après une pièce de BRETZNER

Création en Autriche, au Burgtheater de Vienne, le 16 juillet 1782

Dernière représentation à l’Opéra de Marseille, le 13 mars 2007

A voir du 19 au 26 avril 2022 – 20h sauf le dimanche 14h30

 

NOUVELLE COPRODUCTION OPÉRA DE MONTE-CARLO / OPÉRA DE MARSEILLE

Direction musicale : Paolo ARRIVABENI

Assistant à la direction musicale : Nestor BAYONA

Mise en scène : Dieter KAEGI

Assistante à la mise en scène : Stéphanie KUHLMANN

Décors / Costumes : Francis O’CONNOR

Lumières :  Roberto VENTURI

Vidéos : Gabriel GRINDA

Régisseur de production : Jean-Louis MEUNIER

Second régisseur : Jacques LE ROY

Régisseuse de figuration : Alexandra BEIGNARD

Surtitrage : Richard NEEL

Régie de surtitrage : Qiang LI

Pianiste / Chef de chant : Fabienne DI LANDRO

Constance : Serenad UYAR

Blonde : Amélie ROBINS

Belmonte  Julien DRAN

Pedrillo  Loïc FÉLIX

Osmin  Patrick BOLLEIRE

Selim Bassa: Bernhard BETTERMANN

Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille

Crédit photo: Ch. Dresse

Rmt News Int • 25 avril 2022


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