Jean-Paul Gasparian: La palette d’un peintre exceptionnel
Chemise satinée, pantalon noir, chaussure en daim noires, belle allure, Jean-Paul Gasparian, 27 ans, auréolé des Victoires de la Musique Classique 2021, catégorie «Révélation soliste instrumental», semble d’emblée en communion avec son Steinway. On est toujours curieux devant ces jeunes talents, quand on sait la terrible concurrence et les noms prestigieux qui jouent à La Roque d’Anthéron depuis plus de 40 ans!
Et, ce mardi soir, calme absolu, pas de vent, pas de cigales, soleil discret, le pianiste nous offre un mémorable récital où toutes les nuances, les traits techniques, la recherche du son, les respirations, sont posés avec une intelligence remarquable. Jouer les 12 Préludes du Livre I de Claude Debussy, par cœur, est une performance car chaque pièce est un tableau, une idée, une âme, un état, un voyage. Composées entre 1909 et 1913, ces 24 pièces (Livre I et II) sont un hommage aux 24 Préludes de Frédéric Chopin, le grand représentant du piano romantique au XIXème siècle. Gasparian dessine, peint chaque pièce, même si Debussy avait horreur de la musique dite «descriptive». Debussy, affilié, sans parti pris de sa part, au mouvement Impressionniste, recherchera sans cesse la nuance, la suggestion, la liberté de la forme, de la phrase et du langage harmonique, la lumière par des sonorités raffinées et chatoyantes, et les subtilités rythmiques. Son œuvre est baignée d’impressions, d’images, et ses titres font souvent référence à des tableaux de la nature. Le pianiste maîtrise parfaitement tous les contours de ces beautés anti-académiques, chaque pièce n’ayant pas de lien véritable avec la suivante ou la précédente.
Magnifique entrée avec La Danseuse de Delphes où l’on retrouve cet amour pour l’Antiquité du compositeur (Temple d’Apollon de Delphes). Gasparian effleure le piano, très belles couleurs, grands accords élégants, ligne hiératique très influencée par Erik Satie (Gnossiennes, Gymnopédies). Voiles est une merveille d’équilibre, bourdon main gauche libérant un thème enfantin comme une poursuite, la révérence dans la résonance des graves, est sublime. Le croisement des mains dans Le Vent dans la plaine, les multiples trilles, les bruissements de cette nature qui s’éveille, les cloches à la main gauche, est un appel émerveillé. Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir mêle le style choral et une marche burlesque, dans les extrêmes du clavier. Gasparian continue superbement sa lumineuse prestation.
Dans Les Collines d’Anacapri, on trouve l’influence de l’Espagne. Debussy, comme son contemporain Ravel, partageaient une certaine affinité pour l’exotisme, le folklore, l’art des peuples lointains, en particulier l’Extrême et le Proche Orient Tous deux étaient aussi très attirés par l’Espagne ( Ravel était basque par sa mère) et ont restitué dans de nombreuses œuvres le coloris particulier de l’Espagne, ses rythmes prenants, trilles appuyées. Quelques clins d’œil au Jazz naissant, montre toute la modernité et la curiosité de Debussy. Des pas sur la neige, sur un ostinato de trois notes (ré, mi, fa) mêle une écriture modale et dissonante comme si les pas dans la neige, étaient maladroits. Quel toucher de Gasparian! Le public est suspendu…Quel final avec cet accord posé et cette résonance qui continue son chemin, sous l’Auditorium du Parc : magique!
La suite (Ce qu’a vu le vent d’Ouest/ La fille aux cheveux de lin/ La Sérénade interrompue/ La Cathédrale engloutie/ La Danse de Puck/ Minstrels) est aussi d’un très haut niveau pianistique, un régal, interprétation brillante et sensible, recherche permanente de liberté dans la quête d’un son idéal, où tout est posé, scruté, pesé, distillé avec passion, sans pathos. Les formes binaires de ces Préludes sont des voyages incessants: thèmes sautillants ou solennels, références au monde du cirque ou grands accords plus noirs; les deux mains s’amusent, se répondent dans une technique magistrale, beauté infinie d’une prestation rare et vibrante.
Après cette magnifique première partie si raffinée, si habitée, Jean-Paul Gasparian joue la Première Sonate en Ut Majeur opus 1 de Johannes Brahms. Quand Brahms meurt, Debussy a 35 ans, deux styles très opposés pourtant, deux univers éloignés. Brahms a seulement 20 ans lorsqu’il compose cette Sonate dont l’écriture très démonstrative et perfectionniste, mélancolique aussi,signe le génie du compositeur allemand. En quatre mouvements: Allegro, Andante, Scherzo, Finale. Une entre affirmée dans le premier mouvement, et un thème B plus romantique, plénitude absolue. Gasparian est sorti du voyage impressionniste et rentre rapidement dans ce nouveau combat avec fougue. La forme Sonate (Exposition bithématique, Réexposition, Coda) du Premier mouvement Allegro, laisse le champ libre au pianiste pour une interprétation théâtrale, massive puis tragique, nostalgique. L’Andante, très schubertien, est un chant élégiaque, de forme Thème et Variations, issu d’une chanson populaire allemande.
Le Scherzo, est très lyrique aussi mais redoutable dans son éclatement mélodique et rythmique. La technique remarquable de Gasparian, se joue avec brio, de tous les pièges. Il lâche la bride avec une jouissance communicative. Son corps, ses doigts deviennent danse.
Le Finale est un chevauchement hallucinant des thèmes qui se percutent, variés inlassablement; une respiration calme vient juste contrarier ce déchaînement technique, calme d’une romance de courte durée, le déferlement technique reprenant son envol. Grandiose! Standing ovation pour ce jeune talent qui a déjà tellement de maturité.
D’origine arménienne, le pianiste nous offre trois pièces de son «compatriote» Arno Babadjanian (Né à Erevan en 1921, mort en 1983, à Moscou) dont il a enregistré la Ballade héroïque avec l’Orchestre Symphonique de Berne (son premier album avec le Concerto N°2 de Rachmaninoff). On découvre de ce compositeur: Prélude et Danse de Vagharshapat, Impromptu et Capriccio. Trois morceaux héroïques, âpres, aux rythmes et thèmes très dessinés, très variés, un déferlement de couleurs orientales, modales, modernes, populaires, dans une interprétation engagée, puissante, survoltée. Une soirée inoubliable.
Yves Bergé
42 ème Festival International de piano de La Roque d’Anthéron
Auditorium du Parc Florans
https://www.festival-piano.com
Crédits photos: Valentine Chauvin ©
Mardi 16 août 2022, 18h
Jean-Paul Gasparian: récital de piano
- Claude Debussy (1862-1918): Préludes, Livre I
- Johannes Brahms (1933-1897): Sonate N°1 en ut majeur opus 1
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