Exclusivité : Der Fliegende Holländer au Festival de Bayreuth 2022
Der Fliegende Holländer (Le Vaisseau Fantôme) de Richard Wagner à Bayreuth
Les audaces de Dmitri Tcherniakov
Tout d’abord, saluons l’autre audace, celle de la direction du Festival d’associer le sulfureux metteur en scène russe Dmitri Tcherniakov à la talentueuse cheffe ukrainienne Oksana Lyniv. Joli pied de nez qui mettait l’art au-dessus du contexte politique actuel. Tcherniakov a l’habitude de prendre les foudres d’un public traditionaliste et même parfois très ouvert! Ses lectures sont, en effet, très souvent éloignées du livret original et ses interprétations qui soignent la direction d’acteurs, s’autorisent d’énormes écarts et contresens. Les ayants-droit des familles Bernanos-Poulenc, en savent quelque chose (cf «Le Dialogue des Carmélites» mis en scène par le russe en 2015).
Dans cette production du Fliegende Holländer, pas de Mer du Nord, pas de vaisseau, ni pour Daland, ni pour le Hollandais, pas de fantôme, pas de rédemption par l’amour, si chère à Wagner! Ça fait quand même beaucoup! Mais son regard aigu sur les personnages, les sentiments, les expressions, les déplacements font vite oublier ces entorses assumées.
L’arrivée à la colline mythique est toujours émouvant. On y va, émerveillés, heureux mais aussi inquiets ou curieux des surprises possibles, de plus en plus courantes. Le renouveau qu’avait insufflé Wieland Wagner, dès 1951, semble bien loin. Aujourd’hui, tout, presque, est permis…
L’ouverture, le Prélude symphonique sont toujours, à Bayreuth, des moments de grâce; cette musique qui sort des entrailles, de cette fosse où le bois est roi, sensation magique de sonorités envoûtantes.
Une ville stylisée, maisons en murs de briques de ville du Nord, brume, un comptoir de bars, matelots attablés: le ton est donné par Tcherniakov. On pense aux réalisations du suédois Roy Andersson, et ses plans fixes, comme des tableaux vivants.
Pendant l’ouverture, une prostituée se pend, sous les yeux de son souteneur… Daland qui serait le géniteur du… Hollandais errant et non plus volant, dont le but sera de venger tout ce beau monde perverti. Lui, le fruit d’une aventure illégitime. La rédemption devient alors vengeance qui sera le fil conducteur de Tcherniakov!
Où est la quête de la rédemption par l’amour, où est l’idéal romantique si chères à Wagner?
L’orchestre est homogène, les cordes toujours sublimes à Bayreuth, une énergie sans emphase avec cuivres et percussions; pas de vaisseau, pas de vagues, mais une belle lumière donnée par ce voile tendu devant le comptoir et ces embrassades très viriles de matelots qui prennent leur pause…café! Le rideau donnant l’impression de brume. Un panneau nous apprend que le Hollandais «kehrt in seiner Heimat zurück». Le Hollandais revient dans son pays! Quel intérêt??
Les costumes d’Elena Zaytseva, matelots en grandes bottes ou baskets hautes et cirés de marins, tons bleus, verts, bruns, mauves, jaunes créent une magnifique palette de couleurs mais une atmosphère étrange de camaraderie et de rivalités , une certaine tension, énoncée par le Prélude. Daland qui accueille ce marin énigmatique est la très belle basse Georg Zeppenfeld, stature impressionnante, voix très longue. Tcherniakov utilise les modules-maisons pour agrandir ou rétrécir l’espace, les nouvelles technologies, apportées sur la scène du Festspielhaus, permettent justement ces déplacements de décor. Des maisons modulables annoncent le drame, par des écrasements subtils d’espace et de lumière.
L’horloge qui marche est la métaphore du temps, de ce temps long, dont est esclave le Hollandais: «Die Frist ist um und abermals verstrichen sind sieben Jahr» (Le délai est passé, sept ans avec l’aurore sont écoulés». Magnifique monologue, sostenuto, indique Wagner, comme un lent récitatif, voix ample de Thomas J. Mayer, où chaque mot est distillé, posé comme la réflexion d’une vie, ce temps qui passe et nous ramène à l’état d’abandon solitaire tous les sept ans, désabusé; sur les nuances fortissimo, un large vibrato cependant sur certaines notes aiguës (fa). Mais une fin grandiose sur des «mi» aigus pleins: «Ew’ge Vernichtung, nimm mich auf!» (A moi, le néant et pour toujours). Magnifiques trémolos des cordes fortissimo ajoutent à cette amertume déchaînée!! Intense duo Holländer/Daland, écoute, équilibre parfaits. Les deux cabotinent même, sur des pas de danse, imitant le rythme de l’orchestre, comme la naissance d’une soudaine amitié très masculine. Le plateau devient plus lumineux soudainement, les maisons se déplacent, les marins crient de joie. Très beau tableau des jeunes filles qui filent le rouet (Chœur des fileuses), alors que Senta est absorbée par la contemplation d’un portrait.
Un rythme binaire (2/4) très dansant et pointé, proche du tango qui naîtra en Argentine bien plus tard (!), accompagnent les fileuses, vraie détente, opposée aux rêves de Senta, la superbe soprano Elisabeth Teige, qui impose une voix large, homogène, sublime ballade, passionnée, comme hallucinée par des visions amoureuses étranges. La fille de Daland fuit la réalité et ses envolées lyriques résonnent dans la salle. Très belle variété de nuances jusqu’au cri final:«Falsche Lieb’, falsche Treu’» (Faux amour, faux serment). Dommage cette vulgaire photo noir et blanc qu’elle tient dans les mains au lieu du portrait fantasmé du Hollandais. Peu de magie pour un accessoire majeur! Un Allegro con fuoco (rapide, avec feu) soudainement binaire, après un 6/8 ternaire, permet à Wagner d’appuyer ce sentiment d’instabilité par ces variations rythmiques incessantes. L’arrivée du mari jaloux Erik nous remet dans la normalité d’un couple avec ses conflits. Le ténor Erik Cutler se sort des pièges wagnériens par un engagement sans failles; les modules continuent leur valse scénique, Tcherniakov aimant, apparemment, écraser ou élargir l’espace, comme s’il jouait avec nos nerfs (Une «Ecume des jours» russe). Mary, la nourrice, Nadine Weissmann, détonne par un timbre peu agréable et un large vibrato, mais une présence dynamique.
On se retrouve dans un petit pavillon charmant où Daland, impressionné par le Hollandais, monte l’affaire à sa fille Senta qui a rêvé de ce marin maudit. Baie vitrée, cuisine d’été, loin des mises en scènes traditionnelles, repas aux chandelles, entre intimité et voyeurisme: on les laisse à table mais on observe; puis tous trinquent à l’amour naissant, sauf Senta, geste solitaire prémonitoire. Cela reste très beau musicalement, ce qui est quand même l’essentiel et la direction d’acteurs est parfaite aussi. Les deux se retrouvent seuls: duo enflammé, mais une curieuse sensation de sensualité surveillée, de prison dorée.
Le célébrissime chœur: «Steuermann, lass die Wacht» (Timonier, laisse la garde!) qui démarre le IIIème acte, manque vraiment de folie; marins attablés, chant legato, c’est très élégant, certes, mais on aurait pu avoir cette élégance avec plus de vibration marine.
Mais l’exceptionnel niveau des chœurs de Bayreuth fait oublier cet engagement en-deçà des conventions.
Wagner indique une nuance «forte» qu’Oksana Lyniv semble occulter et des matelots sur le pont du navire, «joyeux et bruyants». Bon, il n’y a ni pont, ni navire!
Les deux navires, chez Wagner, sont côte à côte. Tcherniakov propose 2 groupes qui semblent se détendre, font même la chenille, sorte de kermesse folle, mais alors que les femmes, costumes couleurs pastel, montrent le bonheur de ce rapprochement, la tension va monter soudainement. Un effet crescendo de battle virile se pose sur le plateau. Deux groupes vont s’affronter, les mauves de Daland contre les bleus du Holländer. Oubliée la camaraderie de comptoir on se fixe, on s’épie, on est debout, près au combat. Plastiquement, c’est magnifique. Le carnage initié par le Prélude, se confirme dans un déchaînement inouï. Erik, en sanglots, implore Senta, très décidée à rejoindre le Hollandais dans les flots. Senta devait être cette femme qui allait sauver le Hollandais par sa fidélité jusqu’à la mort. Tcherniakox privilégie la vengeance à la rédemption par l’amour.
Le ténor Eric Cutler, un peu trop vériste, reste crédible, cependant, dans sa passion bafouée. Le trio final: Hollandais, Senta, Erik est exceptionnel de force expressive. L’orchestre joue magnifiquement toutes les palettes de timbres pour affirmer le désespoir d’Erik (Bois), la folie de Senta dans son amour insensé (Cordes), et la décision du Hollandais de reprendre la mer (Tutti orchestral somptueux). Le Hollandais tue Daland, Mary tue le Hollandais. Des morts, des morts, des cadavres jonchent le sol!Ambiance crépusculaire, très dérangeante, de massacre collectif.
Un Vaisseau Fantôme de haute tenue vocalement, du Steuermann (très beau timbre d’Attilio Glaser) à l’exceptionnelle Senta d’Elisabeth Teige; des chœurs toujours somptueux, malgré des choix d’intensité critiquables, un orchestre plus raffiné que puissant, des lumières saisissantes.
Si les productions de cette année, à Bayreuth, ont inondé la scène du Festspielhaus de mille effets plastiques, audios, vidéos, théâtre dans le théâtre (Nous y reviendrons pour Tannhäuser surtout!), ce Vaisseau Fantôme est acclamé, malgré les errances et les questionnements osés de Tcherniakov.
De notre envoyé spécial, Yves Bergé
Der Fliegende Holländer: Le Vaisseau Fantôme. Festival de Bayreuth 2022
Présenté le 6 août à 18h.
Production de 2021
Metteur en scène: Dmitri Tcherniakov
Chef d’orchestre: Oksana Lyniv
Der Holländer: Thomas J. Mayer
Daland: Georg Zeppenfeld
Senta: Elisabeth Teige
Mary: Nadine Weissmann
Erik: Eric Cutler
Der Steuermann: Attilio Glaser
Costumes: Elena Zaytseva
Lumières: Gleb Filshtinsky
Direction des chœurs: Eberhard Friedrich
Crédit photos copyright Enrico Nawrath, Bayreuther Festspiele
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