JEANNE, SANS BÛCHER MAIS TOUT FEU TOUT FLAMME
GIOVANNA d’ARCO de GIUSEPPE VERDI à l’Opéra de Marseille, dimanche 20 novembre 2022
VERSION CONCERTANTE
Personne ne reprochera à un créateur de chérir ses créations, qui sont ses créatures. Verdi estimait cette œuvre son « meilleur opéra ». En regard de toute sa longue et prodigieuse production, on peut ne pas partager l’opinion du maestro. Sans doute pensait-il à ce qu’il avait produit jusque-là. En 1842, trois ans auparavant, avec Nabucco(donosor), opéra qui passa pour patriotique, au point que l’hymne devenu fameux des Hébreux prisonniers devint pratiquement l’hymne national populaire de l’Italie libérée du joug autrichien, il avait triomphé à la Scala de Milan, puis il avait enfilé des succès moindres, tout en affichant et affirmant son nom avec une série d’œuvres en continu : I Lombardi alla prima Crociata (1843), Ernani (1844), cette Giovanna d’Arco (1845), suivie d’Attila (1846).
Preuve d’attachement à sa Giovanna, ou marque de son esprit rancunier : le directeur de la Scala, en bon commerçant, preuve que l’opéra n’était pas si mauvais, avait cherché à vendre la partition de Giovanna d’Arco aux éditions Ricordi sans le consulter. Verdi, offusqué, devenu célèbre avec sa trilogie des années 1850 Rigoletto (1851), Le Trouvère et La Traviata (1853), refusera d’offrir à ce théâtre de nouvelles créations jusqu’à son génial Otello de 1887, soit quarante-deux ans plus tard. On respectera donc son avis sur son œuvre mais tout en remarquant que le compositeur, si perfectionniste, ne cessant de remanier, de fignoler jusqu’à la fin de sa vie certains de ses opéras, considérés à juste titre comme des chefs-d’œuvre, ne retouchera jamais cette Giovanna d’Arco, et l’on doute que ce soit pour sa perfection définitive.
DÉCONCERTANT LIVRET
En effet : à version concertante, sur notre scène, œuvre déconcertante par le traitement infligé à l’héroïne nationale chère au cœur des Français. On en juge par le livret.
Temistocle Solera, le librettiste, s’inspire de la tragédie de Schiller, en français La Pucelle d’Orléans (1801), qui inspirera l’opéra homonyme de Tchaïkovsky (1881), mais il réduit à trois plus deux comparses, le fourmillement de personnages de la pièce, une trentaine, condensation sans doute nécessaire aux contraintes lyriques et budgétaires. Cependant, aux libertés déjà grandes de Schiller avec l’Histoire, Solera ajoute une simplification psychologique et dramatique qui nous éloigne beaucoup, en France surtout, de ce que l’on sait de la paysanne (et non bergère qui dignifie l’humilité terrienne) de Domrémy, de la Pucelle d’Orléans. Et de ce que l’on connaît le mieux : les minutieuses minutes de son inique procès, ses réponses grandioses de simplicité rayonnante à ses juges, plutôt ses bourreaux, qui tentent de l’enferrer cyniquement, dans la sorcellerie.
L’opéra évite le procès, nous épargne le bûcher de 1431 : on s’en réjouit pour la cantatrice incarnant la vierge martyre, réhabilitée par le procès papal annulant la condamnation en 1456, canonisée au XXe siècle, en 1922. Le plus original, hardi, insolite ou énorme c’est, qu’après avoir élagué à l’os les nombre de personnages, il y a l’ajout d’un personnage ignoble, Giacomo (Jacques), le père de la jeune femme, qui, à tant voir sa fille bavarder avec ses fameuses voix, la voit, la croit possédée, s’acharne à la dénoncer aux inquisiteurs avant de la livrer aux Anglais. Programme paternel : le salut de l’âme par le bûcher du corps. Revenu de sa folle erreur fillicide, il la délivrera à la fin mais c’est pour l’engager à sauver son roi dans une ultime bataille où elle perd la vie.
On comprend que cet opéra de Verdi ait été boudé en France pour son historicisme fantaisiste pour les Français, mais pas plus que la fantasque Élisabetta pour les Anglais, que le fantastique Don Carlo pour les Espagnols, porté au moins, même fantasmé, par le conflit œdipien père et fils, cristallisé en archétypique rivalité amoureuse qui transcende l’Histoire pour atteindre l’inconscient universel. Ici, il n’y a guère de conflit sentimental, hors le tabou étrange des anges dont ont dit qu’ils n’ont pas de sexe, mais qui imposent à la pucelle la virginité non seulement du corps mais celle du cœur, condition sine qua non d’un destin glorieux si elle « ne s’ouvre pas à un attachement terrestre ». Le ciel jaloux la veut toute à soi. Mais Charles VII, amoureux de la jeune fille qui a sauvé son trône et le fait couronner à Reims, lui déclarera son amour. Et comment ne pas répondre à celui de son roi ? Giovanna/Jehanne cède ou semble vouloir céder tout en aspirant à sa calme neutralité sentimentale ou sexuelle dans la paix sylvestre des forêts d’autrefois.
Cela nous vaut des chœurs opposés, féminins masculins, d’esprits divins suivant le cours du cœur de la jeune fille, l’alertant du tabou de l’amour tandis que les esprits infernaux se réjouissent en espérant la voir tomber dans le piège amoureux. C’est peu comme enjeu passionnel amoureux, dont tout le potentiel dramatique est finalement porté par l‘acharnement farouche du père, bloc de haine féroce sans nuance, sans celles, vocales, magnifiques que lui confère le chanteur.
CONCERTANTE MUSIQUE ET INTERPRÉTATION
Si l’histoire du lyrisme verdien n’a pas consacré cet opéra comme « le meilleur » du maître, jugement, je le répète, sans doute circonstancié historiquement dans sa production jusqu’à cette date, il est loin d’être médiocre vocalement, musicalement, et même, orchestralement : il y a déjà une recherche instrumentale, bien mise en valeur par la direction dynamique et passionnée de Roberto Rizzi Brignoli qui renouvelle son exploit d’Élisabetta. Verdi ne fera qu’enrichir sa pâte orchestrale et sa palette instrumentale au cours de ses compositions futures. Certes, on ne trouve pas le confondant génie mélodique de la future Traviata, son thème déchirant de l’ouverture malgré un accompagnement orchestral simpliste. Mais dans Giovanna, reconnaissons que, dès l’ouverture, la musique ne manque ni de douceur pastorale correspondant à la légende de la bergère, ni ensuite de panache guerrier pour l’épopée, deux aspects déclinés tout au long de l’œuvre, dans la fosse et sur la scène et ses deux héros en correspondance.
Ainsi, le roi, s’avouant vaincu, se rend d’entrée dans une forêt – que l’on dit hantée par des forces maléfiques – afin de déposer ses armes aux pieds d’une statue de la Vierge, c’est l’air sylvestre, « Sotto una quercia », ‘sous un chêne’, comme saint Louis, auquel répond, fatalité de la rencontre, celui de Jeanne, tout de douceur pastorale et de fraîcheur aurorale, « Sempre all’alba », ‘Chaque jour, à l’aube’. C’est le même registre bucolique, mais dramatisé par la situation où elle se voit, tentée par l’amour du roi tempérée par son aspiration à retrouver sa calme vie d’antan d’avant sa rencontre avec Charles VII dans la forêt : « O fatidica foresta », ‘O fatale forêt !’ Elle a aussi son air héroïque d’affirmation guerrière.
Image d’Épinal, la cérémonie du couronnement de Charles VII à Reims, triomphe de Jeanne étendard à la main escortant le monarque devenu officiel, est sans doute le moment le plus dramatique puisque, dans l’exaltation, le roi lui déclare son amour, auquel on la sent tentée de répondre, bercée par le chœur, « tu sei bella », ‘tu es belle’, susurré par les esprits infernaux sur un rythme de valse manquant lui tourner la tête et lui faire enfreindre l’interdit des anges. Sans que celle des esprits mauvais soit une mauvaise musique, on est encore loin de celle des sorcières du futur Macbeth, mais on a tort de juger l’avant par un après dans une vision anachronique : c’est une ébauche. En tous les cas les deux chœurs opposés, avec aussi l’opposition hommes/femmes, ou leur fusion et confusion dans l’exécration et la malédiction de Jeanne est parfaitement construit en blocs homogènes par Emanuel Trenque dont on va beaucoup regretter le départ pour la Monnaie de Bruxelles.
Sortant de la cathédrale de Reims, le roi vaincu par les Anglais puis par l’amour qui en fait le vainqueur, veut élever à l’héroïne, la sanctifiant avec des siècles d’avance, une seconde cathédrale. Le fou furieux de père y voit une preuve satanique contre sa fille qu’il accuse devant tous. Le roi même l’exhorte à se justifier. Jeanne, qui entend des voix contradictoires, reste muette, et ne se défend pas devant le peuple qui l’accuse de sorcellerie et la maudit. C’est sans doute le sommet dramatique et vocal : le ténor mexicain Ramón Vargas, d’une stupéfiante jeunesse vocale, puissance, tendresse, déploie un éventail de nuances, de couleurs, qui donnent une consistance humaine à un rôle qui n’en a guère, aussi à l’aise dans l’air parfois doucement cantabile du chêne que dans la passion. Il est à la hauteur de la Jeanne d’exception que campe, sans effort apparent, l’a soprano espagnole Yolanda Auyanet, voix pleine sans lourdeur, ronde, charnue, d’une couleur et douceur de miel, égale sur toute sa longueur, qui plane sur des aigus pianissimi ou exprime avec une grandeur sans grandiloquence, naturelle, la vierge guerrière : et un sourire rayonnant appelant la réciprocité heureuse. Quant au père dénaturé, fou furieux qui veut livrer sa fille aux Anglais, au bûcher, c’est encore un Espagnol, le baryton Juan Jesús Rodríguez, voix tranchante, tonnante, d’airain, insolente d’aisance et même d’élégance, pliée aux demi-teintes mais non ployée par la force et son volume, effrayant et séducteur dans ce rôle d’imprécateur déchaîné. On regrette presque que, frappé soudain par la vérité, il délivre sa fille de sa prison, l’envoie battre encore les Anglais, sauver la vie de roi, et mourir dans le combat, tant on aime ce méchant grandiose et bien chantant.
Un pour la France, un pour l’Angleterre, les obligés comparses des nouvelles bonnes ou funestes, Pierre-Emmanuel Roubet en Delil royal et Sergey Artamanov en Talbot british n’ont que la place — mais bien à leur place— que leur laisse l’œuvre, petite mais essentielle.
Un autre succès de l’art des distributions d’exception dont nous gratifie encore Maurice Xiberras. Benito Pelegrín
GIOVANNA D’ARCO de Giuseppe Verdi
OPÉRA EN TROIS ACTES ET UN PROLOGUE
Livret de Temistocle SOLERA d’après Die Jungfrau von Orleans de Friedrich VON SCHILLER
Création à Milan, Teatro alla Scala, le 15 février 1845
Première représentation à l’Opéra de Marseille
VERSION CONCERTANTE
Direction musicale : Roberto RIZZI BRIGNOLI
Giovanna d’Arco : Yolanda AUYANET
Carlo VII : Ramón VARGAS
Giacomo : Juan Jesús RODRÍGUEZ
Delil : Pierre-Emmanuel ROUBET
Talbot : Sergey ARTAMONOV
Orchestre et Chœur (Emmanuel Trenque) de l’Opéra de Marseille
Crédit photos : Christian Dresse
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