La Roque d’Anthéron 2023 : Hania Rani trio
Hania Rani danse avec les sons: invitation au rêve
Le Festival International de piano de la Roque d’Anthéron se diversifie chaque année, invitant les meilleurs pianistes du monde, comme des artistes, issus des divers courants de la musique actuelle, et tout aussi exceptionnels.
Du Baroque au monde contemporain, en passant par le Jazz, un élargissement de styles, louable et audacieux.
Hania Rani, compositrice polonaise, fait partie de ces musiciens de la jeune génération qui aiment faire des passerelles entre Classique, Jazz, musique électronique, électroacoustique, néo-classique. Le néo-classicisme est un courant porté par de grands compositeurs comme Philip Glass (1937) avec sa signature minimaliste répétitive, fuyant les dissonances, et retrouvant dans les harmonies classiques une modernité par l’utilisation de motifs brefs, répétés, agencés par des jeux de timbres, de nuances, de registres, de blocs, audacieux. Rani s’inspire de Glass mais sait créer son propre univers, au centre d’un dispositif de quatre claviers. Une impression de cadre… improvisé.
Elle joue avec les sons, les ambiances, mixe, malaxe, s’amuse dans cet espace réduit, comme un laboratoire de sons inouïs et infinis. Deux pianos acoustiques, un piano droit complètement ouvert pour mieux voir la matière du son, un piano à queue, deux synthétiseurs: le Prophet 08, synthétiseur analogique polyphonique, reconnu pour la stabilité de son pitch (sensation des registres aigus/graves), la chaleur et vitesse de son toucher. Et le Roland FP-7 avec multi-échantillons sur ses 88 touches pouvant jouer sur tous les timbres, relié à un ordinateur et un logiciel d’enregistrement. Hania est chez elle, au milieu de ces quatre claviers; elle se balade de l’un à l’autre, lance un son, joue en même temps sur un autre instrument, elle explore, joue et chante. Fascinant.
Ce ne sont pas des prouesses mélodiques et harmoniques, mais des prouesses technologiques numériques, une maîtrise exceptionnelle de tout ce dispositif. La conquête du son dans cet espace en «U».
La musicienne semble envoûtée dans cette ambiance psychédélique, renvoyant aux concerts des Pink Floyd, aux expériences électroacoustiques de Steve Reich, aux fulgurances de l’allemand Nils Frahm qui aime aussi à mélanger musique classique et électronique, aux croisements du mexicain Murcof (Fernando Corona) entre musique électronique et traditionnelle.
Les sons pré-enregistrés permettent de poser un chant, un morceau de piano, entre improvisation et structure. Tout est très connecté, c’est assez magique. Sur le Prophet 08, Hania lance un motif planant, mystérieux, elle semble danser devant son ordi, puis motif ascendant répétitif. Un dispositif lumières très efficace (Giovanni Allegro) entraîne un thème plus saccadé, issu du premier motif. Tout s’agence, les spots lumineux (8) inondent la scène d’une effervescence symphonique, sons cuivrés et très percussifs, puis chute soudaine sur un thème dans le registre aigu en notes brèves. Michelle Moreno pour le son.
D’où l’appellation Hania Rani Trio du programme, pour cette complicité indispensable: son et lumières.
Hania Rani aime à jongler entre les deux pianos acoustiques aussi pendant le prolongement sonore du synthé supérieur et le halo de lumière qui s’intensifie. Elle chante, de sa voix posée, si juste, si douce, une mélodie, sans aspérité, sur un tempo ternaire très balancé. Les sons programmés du Roland entrent en piste sur un motif minimaliste répété du premier synthé, voix mixées et voix principale ; l’univers s’agrandit sans cesse. Des vagues d’arpèges sont égrainées du piano droit, comme des gouttes de pluie qui rappellent Opening de Philip Glass, extrait de Glassworks (1981).
La musicienne passe d’un clavier à l’autre, posant des couleurs, des rythmes, jouant ensuite sur cette base, avec des relais permanents, c’est assez hypnotique mais très relâché aussi.
Un thème très sautillant au piano à queue, plus technique montre une autre facette de l’artiste, les deux mains se croisent dans des guirlandes de notes interminables. Puis une chanson plus méditative nous transporte dans un autre monde. On voyage sans cesse…
Un très beau bis sur le piano droit, mélodie modale ancienne, dans le style d’une chanson de la Renaissance, sur une nuance pianissimo, comme une révérence apaisée, superbe.
Hania Rani poursuit une belle ascension depuis la sortie en 2019 d’un premier album solo, Esja, nom du massif de montagnes volcaniques, situé en Islande et dominant la capitale Reykjavik. L’influence des éléments naturels est très importante dans sa réflexion de compositrice. On le sent ce soir, dans cette atmosphère très ouverte et très explorative.
L’année suivante sort son deuxième album, Home, qui la consacre pleinement sur la scène musicale. En 2023, son troisième album, On Giacometti, sur la vie et l’art du célèbre sculpteur, prouve son immense curiosité pour explorer des thèmes toujours nouveaux et porteurs d’énergie créative, sans oublier ses immersions dans les musiques de films.
« Je crois fermement que lorsque nous vivons une époque incertaine et que nous vivons une vie instable, nous pouvons encore parvenir à la paix avec nous-mêmes et être en mesure de trouver « la maison » n’importe où. C’est ce que je voudrais exprimer avec ma musique. On peut voyager dans le monde entier, mais ne rien voir. Ce n’est pas là où nous allons qui compte, mais combien nous sommes en mesure de voir et d’entendre les choses qui se passent autour de nous. » Hania Rani, au sujet de son dernier album Home.
Ce soir, la jeune compositrice polonaise a offert au public de la Roque d’Anthéron une bouffée d’oxygène, une performance expérimentale en direct, une immersion, interaction avec le public, basée sur une grande expertise musicale, de la musique traditionnelle polonaise à la musique classique et de multiples références aux musiques actuelles.
Une réflexion sur le monde, la nature, l’espace, le son, le timbre, loin des virtuosités habituelles des plus grands pianistes internationaux, un regard très maîtrisé sur les nouvelles technologies, avec la liberté de sources de créations et d’évasions inépuisables.
Yves Bergé
Photo de une : Hania Rani © Valentine Chauvin.
Hania Rani Trio
Concert samedi 29 juillet 2023
Festival International de piano de la Roque d’Anthéron
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