Un de la Canebière
BOUFFE MAIS PAS BOUFFIE
Cette nouvelle production de cette opérette à l’intrigue digne d’un opéra-bouffe mise en scène par Simone Burles qui, en multicolores coiffures bouffantes ou ébouriffées, est bluffante de justesse comique sans boursouffler le trait marseillais de marseillades de mauvais aloi.
UN DE LA CANEBIÈRE
OPÉRETTE EN DEUX ACTES de VINCENT SCOTTO
Livret d’ALIBERT, Raymond VINCY et René SARVIL
Création le 1er octobre 1935, à Lyon, au Théâtre des Célestins
Théâtre Odéon, samedi 18 novembre
Unique en France, le temple marseillais de l’opérette, l’Odéon, puisqu’il faut l’appeler par son nom, tout en haut de la Canebière, présentait à heure et jours présentables pour seniors et enfants, à 14h30, samedi et dimanche 18 et 19 novembre, Un de la Canebière, opérette marseillaise de 1935 La musique est de Vincent Scotto, connu de tout le monde, et paroles, que tout le monde connaît, de René Sarvil, que tout le monde ignore, comme dit un livre qui lui est consacré, Sarvil, l’oublié de la Canebière. Et pourtant, même si Vinci et Alibert participèrent aussi au livret d’Un de la Canebière, en plus des textes d’opérettes célèbres en leur temps, c’est Sarvil qui a écrit la plupart des chansons célébrées de Scotto, non seulement celles fameuses interprétées par Alibert, qui était de la création d’Un de la Canebière, en fait créée à Lyon, mais aussi d’autres succès interprétés par des chanteurs célèbres de l’époque, Mayol, Fernandel, Rellys, Sardou, (père), Andrex, Reda Caire et même Maurice Chevalier. Sans oublier Tino Rossi que nous pouvons encore écouter comme ces autres sur Youtube, non avec l’accent corse mais marseillais dans l’une des chansons d’Un de la Canebière, Le plus beau tango du monde, un succès méritant d’être mondial en ce temps où l’opérette marseillaise lançait, au moins en France, ce qu’aujourd’hui on appellerait des tubes : et classés désormais au répertoire précieux de Patrimoine populaire national.
Dans le hall d’entrée, où l’on se pressait —comme des sardines naturellement— des hommes-sandwiches appétissants, les bras musclés nus émergeant de la boîte à l’enseigne des Sardines de Tante Clarisse, hélaient et appâtaient la foule en distribuant le programme alléchant : d’emblée, une sardine sans arêtes, qui nous en bouche un coin sans boucher le Port de Marseille. On les retrouvera souvent, avec les acteurs et chanteurs, déambuler ou courir dans la salle parmi les spectateurs selon les vagues d’une action débordant du plateau, pour se répandre en ondes au parterre, entraînant encore plus le public dans leur joyeuse bande et sarabande.
Lieux de Marseille
Le premier tableau, c’est le Vallon des Auffes, son viaduc de la Corniche surplombant l’anse et les bateaux, et l’enseigne aujourd’hui fameuse de Fonfon, clin d’œil actuel comme plus tard le fanion de l’OM, inexistants alors : le petit patron pêcheur, Toinet (Grégory Benchenafi), ses deux associés Girelle (Claude Deschamps), Pénible (Jean-Claude Calon) et ses marins, mousse, matelots, recousant les filets : scène ordinaire de la vie de pèche sans péché, apparemment pour l’heure aussi échouée que le paraît le museau du pointu qui pointe. Un autre tableau, c’est la simple mer mouvante, émouvante comme une femme pour l’ode ondeuse, ondoyante, le fox-trot voluptueusement chanté par Toinet, le beau jeune premier, J’aime la mer comme une femme. Un autre tableau aura inévitablement la Bonne Mère pour fond avec le dos massif de l’ascenseur disparu, un simple étal de fruits devant figurant, à l’économie, le travail des partisanes, les fraîches comme leurs primeurs Francine (Caroline Géa) et Malou (Priscilla Beyrand), les revendeuses de légumes qui se seront rêvées, faisant rêver les garçons se rêvant industriels de la sardine, « estars » de cinéma. Jeu de jupes, de dupes, le temps d’une nuit où les chats et chattes sont gris, griserie de l’ivresse, dans un lieu factice propice au rêve de grandeur : la Réserve, luxueux hôtel Palace, ouvert en 1860 sur la Corniche entre le Vallon des Auffes et le Vallon de l’Oriol, détruit en 1960.
Distinction prolétaire
Et même dans la fantaisie de l’opérette de 1935, juste avant les remous ouvriers de 36, ce trait me semble juste psychologiquement et socialement : si les gens de la haute, à pognon, aimaient s’encanailler dans les bouges ou tripots populaires, les gens du peuple, à l’inverse, s’endimanchaient pour se glisser —quand ils avaient pu économiser suffisamment pour se l’offrir le temps d’un soir— dans les lieux huppés, fétiches du prestige mondain, de la distinction sociale. C’est dire l’erreur de ces bobos d’aujourd’hui en politique, prétendus de gauche, bruyants, braillards, débraillés pour faire populaire, insultant le sens de la dignité du peuple : même de mon temps, on n’allait pas danser sans costard cravate aux « Salons de l’Alhambra » de l’Estaque, ni à l’Ermitage en plein air, pour les quartiers nord. Il n’y a aucune invraisemblance donc que les modestes Cendrillons partisanes, parées, pomponnées, aillent oublier ce que la vie ou survie fait d’elles chaque jour, pour vivre, le temps d’un soir de fête, à en perdre la tête, ce qu’elles sont au fond d’elles-mêmes : des princesses trahies par le sort. Et pareil pour les garçons qui se sont mis sur leur trente et un sans attendre le trente-six du mois !
Évidemment, difficile de ne pas perdre un peu la tête entre valses, tangos, javas, charlestons et fox-trots à la mode du temps, l’amour en beau costume des sentiments, comme la bien habillée déclaration toute fleurie de Toinet, le faux industriel à la belle Francine minaudant en fausse star incognito : Vous avez l’éclat de la rose […] Les bleuets sont moins bleus que vos prunelles, dont a du mal à croire aux yeux de Caroline Géa qui, heureusement, porte des lunettes noires hollywoodiennes —Pardon HollyWOdiennes.
Amours et jalousies
Mais à trop boire, les déboires : comment justifier en actes, sinon de foi, les belles paroles foisonnant de richesse sardinière ? Car la chanson d’auto-promotion, du trio de lascars, « Les pescadous ou-ou… » bien marseillaise, —« coquin de sort, elle exagère! » — car les trois amis pèchent peut-être par excès d’intention peccamineuse, pécheresse, mais ne pêchent guère les cœurs et ne ramènent pas dans leurs filets la pêchue pêche féminine espérée. Bref, il y a les épines dans toute rose : la fille, futée, froide la tête devant ces bouquets débités de compliments, et le garçon, refroidi, en est pour ses frais effeuillés de marguerites, sans qu’elle morde à l’hameçon.
Mensonge contre mensonge, mais vérité de la séduction dans le miroir biaisé des apparences trompeuses. Mais vrai moteur de l’action : nos « pescadous ou-ou », avec moins de sous que de soucis, vrais requins coquins de l’arnaque, voudront leur usine à sardines et l’auront. Mais, après avoir réussi ce coup non sans drolatiques coups bas, inventant puis noyant la rétive tante Clarisse de Barbentane (hilarante Anne-Gaëlle Peyro) resuscitée en deus ex-machina providentiel et provisionnant de sa bourse l’entreprise, parvenus enfin en haut de l’échelle sardinière, ce sont les filles qui, glissant sous les doigts des pescadous comme des anguilles, se cacheront, honteuses de n’être pas à l’échelle sociale de leurs amoureux. Sous les énormes mensonges, délicatesse des sentiments.
Mais que de péripéties pour les faire advenir en vérité ! Il y a du jeu du « Je t’aime, moi non plus » : Toinet aime Francine, Girelle aime Malou, aimée vainement de Bienaimé des Accoules ; Pénible, peine à se faire aimer par Margot qui aime Girelle, qui ne l’aime donc pas, fermant le cercle amoureux alimentant intrigues, jalousies, passions trahies : cela pourrait être une tragédie de Racine comme Andromaque aimée de Pyrrhus aimé par Hermione aimée par Oreste, amours sans réciprocité, ou une autre de Shakespeare comme Othello, jaloux de sa femme Desdémone qu’il tue.
Et là, oui, nous l’avons le méfiant, le jaloux mari en la personne de Charlot, le digne Wattman du tramWay à klaxon, en uniforme presque d’Amiral de seul maître à bord (quand il n’y a pas sa femme !), faisant patienter les passagers, impatient de retrouver son épouse, la belle et tempétueuse Marie (Estelle Danière), qu’il soupçonne d’infidélité, mais rassuré en apprenant qu’elle ne le trompe qu’avec leur ami commun, le beau Toinet, tout se passant donc en famille (élargie), simplement vexé d’être le dernier à savoir ce que tout le monde sait. Et il faut voir Yves Coudray, lui-même metteur en scène, se laisser ici mettre en boîte (de sardines, bien sûr) dans le sommet comique de la pièce : la jalousie de sa femme, non envers lui, mais envers Toinet le volage rêvant de voler, sinon convoler avec une autre, jalouse furie demandant des comptes, sinon à l’amant, au mari (on a connu…) : en effet, l’affront fait à la maîtresse est affront fait au mari au front déjà assez bien orné ; manquer à la femme, c’est manquer au mari qui « manque » (comme on dit ici), qui perd la face face au voisinage témoin de ce manquement aux lois de l’adultère librement consenti. Qui parle de faux consentement ?
Autre malheureuse et jalouse en amour, brave, pauvre Margot ! Dans cette opérette où les femmes n’ont pas le beau rôle chantant, réduites à faire chœur à cœur avec le couplet et couple de l’homme, dans l’un des deux seuls airs féminins, elle chante amèrement le malheur d’aimer un Girelle amoureux de Malou ! Simone Burles, mettant en scène les autres, ne se met pas abusivement en avant, ne tire pas la couverture à soi, mais garde dans la voix une tradition d’émission vocale perdue dans la variété, passant, sans les mêler, du registre de poitrine à l’aigu de tête : tête multicolore par les couleurs de sa permanente commencée à l’électricité, modernité oblige, et finie à la bougie, faute de jus.
Pour détromper ses crédules amies partisanes, elle veut éventer l’invention de la sardinerie qu’elle flaire, sentant forcément que le poisson pourrit par la tête. La sienne, à part la brouillonne couleur des cheveux, bouillonne d’idées et entraîne dans un complot anti-pescadous le riche et respectable Bienaimé des Accoules, dignement campé, sérieux, sûr de lui puis méfiant, par Antoine Bonelli, tiré à quatre épingles et à hue et à dia par Margot et la maline Malou, la pimpante et piquante Priscilla Beyrand: bon prince généreux, il passera commande de huit-cent-milles boîtes de sardines, pour forcer les imposteurs à mettre la clé sous la porte, faute d’usine qu’ils n’ont pas. Mais à être une bonne pomme, on finit par se payer sa poire. Et lui, la commande.
À côté de ces personnages comiques, comédie de la tête aux pieds, visage, voix, corps en perpétuel mouvement, en Girelle, Claude Deschamps, apparemment hors de la prise du temps, déploie une époustouflante, soufflante souplesse juvénile à couper le souffle. Forcément forcé à plus de statisme sinon à la paralysie arthritique de tante Clarisse travestie, le Pénible de Jean-Claude Calon a sa dynamique heure et nuit de raide gloire érotique vantée par Margot elle-même, vaincue et convaincue. Tiré vocalement de quelque opéra slave, Fabrice Todaro, est un tonnant et tonitruant Garopouloff, oligarque russe au yacht échappé aux sanctions internationales et à la police, ayant acheté le silence des pescadous. Comme il sait tout faire, on ne s’étonnera pas de voir Jean Goltier, en Groom pressé et Maître d’Hôtel empressé affligé d’un tic de la tête sur l’épaule, contagieux aux autres.
Grégory Benchenafi, Toinet, et un idéal jeune premier par le physique avantageux, le jeu, la belle voix large, vibrante et comment ne vibrerait-elle pas, malgré les masques, sa Francine, une jolie Caroline Géa enjouée, qui existe vocalement dans ces faux duos de l’œuvre où la voix de femme ne fait qu’un pâle écho à elle de l’homme, mais qui, à son seul air, entourée de soupirants, elle avoue ne soupirer que pour un seul, d’une voix facile, fruitée comme ses fruits, doucement sensuelle, et si brillamment sonore seule au milieu de la salle pourtant pleine à craquer de spectateurs, à l’acoustique fatalement feutrée d’étouffoirs de moquette et vêtements.
Hors les chansons, l’opérette a plus de texte que de musique mais Didier Benetti, à la direction musicale, en tire le meilleur parti, nous offrant de jolies surprises de timbres instrumentaux. La souple chorégraphie de Maud Boissière pour le tableau de la Réserve, ses danseuses en lanières sexy ou jupes striées comme les sardines plus tard, permet à son habile troupe, de se mêler parfaitement à l’action et même, de faire joyeusement chorus avec choristes et chanteurs.
Les autres costumes sont sagement d’époque, et le wattman, en uniforme historique, et même la tenue d’Arlésienne de la tante de Barbentane ; pantalons corsaire, vareuse, casquette en toile, espadrilles pour Toinet et son équipe de pescadous en marinières rayées ; pantalons à bretelles, débardeur Marcel, petit foulard au cou, casquette ou Borsalino, tricot de peau, pour l’échantillon de Marseillais autour de Francine. Pas d’interprétation excessivement coloriste de la couleur locale, tout a une vague teinte pastel. Et je dirais de même pour la langue : je redoute, dans les opérettes les jeux de langue forcés, et les pagnolades pernicieuses dans ce qui se veut typique ou local. On sourit à « d’asperges», à « incinérations » pour insinuations, glissements plausibles, ou malentendus possibles « philosophe » pour « je file aux Auffes ». Quant à « Droit au but » dans un contexte logique et fin de métro à 21h30 sont de légères actualisations sans insistance.
Local ou mafieusement méditerranéen, ou universel, « acheter le silence » des pescadous par Garopouloff qui veut laver sa mauvaise conscience, c’est l’argent sale avec lequel les trois Marseillais achètent proprement une véritable usine de sardines, honorent leur contrat pour honorer leurs belles. Qui finalement, n’en demandaient pas tant puisque, abdiquant la folie des grandeurs, à défaut de châteaux en Espagne ou ailleurs, pour être heureux, il suffit sinon d’une chaumière et deux cœurs, d’un petit cabanon pas plus grand qu’un mouchoir de poche, fredonné aussi par la salle ravie, tout comme ces autres chansons aujourd’hui de tous Le plus beau de tous les tangos du monde.
Si les chansons marseillaises n’ont pas toutes fait le tour du monde, la réputation sulfureuse et joyeuse de notre turbulente ville l’a fait nommer dernièrement, première « ville la plus dangereuse d’Europe » mais ville renommée à visiter aux USA, et l’on voit que les touristes sont loin de la fuir. Ajoutons que la Coupe du monde de rugby et les matches qui s’y sont déroulés, ont vu venir des supporters de tous les hémisphères, de l’autre bout de la terre. Quant à la visite du pape François, non en France, mais à Marseille, consacrée et sacrée, a été aussi un événement mondial qui redonne couleur et actualité à la mythique chanson d’Alibert, qu’on a envie de chanter, l’hymne national marseillais :
On connaît dans chaque hémisphère
Notre Cane… Cane…Cane… Canebière,
Et partout elle est populaire
Notre Cane… Cane… Canebière.
Elle part du vieux port et sans effort,
Coquin de sort, elle exagère.
Elle finit au bout de la terre
Notre Cane… Cane…Cane… Canebière
Benito Pelegrin
Photos Christian Dresse
1. Toinet, Girelle, Pénible ;
2. Malou, Francine, Margot, Bienaimé des Accoules,
3. Bienaimé, Girelle, Toinet, Francine, Malou, Pénible ;
4. Girelle, Toinet, Pénible travesti en Tante Clarisse ;
5. Les pescadous industriels de la pêche : contrat avec Bienaimé ;
6. Francine et sa cour de Marseillais, marlous et matelots ;
7. Bienaimé, la vraie Tante Clarisse, Garopouloff;
8. Pénible et le Wattman.
CHANSONS DE L’OPÉRETTE SUR YOUTUBE, PAR LES CRÉATEURS OU CONTEMPORAINS :
Le plus beau tango du monde, par Tino Rossi avec l’accent marseillais !
2) Les pescadous, par Ginette Garcin :
3) Vous avez l’éclat de la rose par le créateur Alibert :
4) Le petit cabanon, java chantée par Darcelys et une inconnue
5) Canebière par Alibert
6) Enregistrement, par Alibert lui-même, en 1935 : J’aime la mer comme une femme
I. SUR L’OPÉRETTE MARSEILLAISE: OPÉRETTE MARSEILLAISE
II. SUR SIMONE BURLES ET ANTOINE BONELLI : VOIR SUR CE BLOG ET SUR UNE PRÉCÉDENTE PRODUCTION D’UN DE LA CANEBIÈRE EN 2018 : DEUX POUR LE PRIX D’UN
UN DE LA CANEBIÈRE VINCENT SCOTTO
Direction musicale : Didier BENETTI/ Mise en scène : Simone BURLES
Création des décors : Théâtre de l’Odéon/ Costumes : Opéra de Marseille
Distribution:
Francine : Caroline GÉA
Malou : Priscilla BEYRAND
Margot : Simone BURLES
Marie : Estelle DANIÈRE
Tante Clarisse de Barbentane : Anne-Gaëlle PEYRO
Toinet : Grégory BENCHENAFI
Girelle : Claude DESCHAMPS
Pénible : Jean-Claude CALON
Bienaimé des Accoules : Antoine BONELLI
Garopouloff : Fabrice TODARO
Charlot : Yves COUDRAY
Le Groom / Le Maître d’Hôtel : Jean GOLTIER
Orchestre de l’Odéon: Alexandra JOUANNIÉ, Éric CHALAN, Claire MARZULLO , Alexandre RÉGIS, Pierre NENTWIG, Auguste VOISIN, Caroline DAUZINCOURT
Pianiste-répétiteur : Caroline DAUZINCOURT
Maud Boissière : chorégraphie
Ballet : Marie GIBAUD, ANNE-CÉLINE PIC-SAVARY, MARION PINCEMAILLE, Guillaume REVAUD, Rudy SBRIZZI, Vincent TAPIA, Léo VENDELLI
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