Autodafé de Maurice Ohana
Jouer avec le feu
Si le nazisme fut et reste une immorale idéologie au programme raciste cyniquement et ouvertement déclaré par Hitler lui-même dans son confondant livre fondateur, Marx n’a rien à voir avec ce qu’en firent des marxistes dévoyés et le Christ, absolument rien avec les criminelles aberrations de certains chrétiens renversant totalement sa religion d’amour, du pardon et de l’amour du prochain, pour en faire un appareil d’oppression, une oppressante et fanatique machine de mort. Au nom d’un Dieu qui embrasait les cœurs, ce sont des corps que l’on jetait aux flammes.
C’est ce que, réveillant les mémoires alanguies aux douceurs de l’oubli, secouant les consciences aveugles et sourdes —se bouchant les oreilles et fermant les yeux — consciences paresseuses, peureuses ou peu poreuses aux dangers actuels de l’intolérance grandissante, venait nous rappeler ce spectacle exorbitant et assourdissant. Nous arrachant à ces lâches conforts modernes, du brouillard sonore minimal au brouhaha maximal, cette tumultueuse fresque fracassante et murmurée, nous secouait, empêchant la conscience de se rendormir sur ses deux oreilles, et l’on sait gré à l’Opéra de Marseille de la création ou recréation de cette cantate protestataire de Maurice Ohana, déjà ancienne mais hélas, toujours brûlante, Autodafé.
Autodafé de Maurice Ohana
Théâtre musical participatif pour triple chœur, orchestre et bande magnétique en 15 parties. Livret du compositeur.Création à Marseille, version concertante. Coproduction Musicatreize, Centre national d’Art vocal / INA-GRM / Opéra de Marseille/Direction musicale: Roland Hayrabédia. Samedi 25 novembre 2023
L’AUTEUR
Maurice Ohana (1913-1992), né à Casablanca d’une mère judéo-andalouse et d’un père anglais de Gibraltar, fut élevé par une nourrice gitane. Il s’installe en France en 1946 où il vivra jusqu’à sa mort. Comme le Marseillais Henri Tomasi, le compositeur restera éloigné des guéguerres esthétiques d’après-guerre, des chapelles musicales affrontées, puisant ouvertement son inspiration dans des sources pratiquenon théoriques mais vivantes, le jazz, le cante jondo andalou et ces mélodies séfarades, ces émouvants romances médiévaux que les Juifs chassés d’Espagne en 1492 avaient pieusement conservés de l’ingrate Mère-patrie et dont le Maroc, première et proche terre d’exil, garde avec la langue, la haketiya (jaquetilla), la plus proche du ladino, le judéo-espagnol péninsulaire du XVe siècle, des trésors de cette mémoire collective blessée mais pas éteinte malgré les expulsions et l’Inquisition.
À Paris et Barcelone, il fait études de piano, donne plusieurs récitals. Sa rencontre avec « La Argentinita », célèbre danseuse de flamenco, liée au matador Ignacio Sánchez Mejías et à Federico García Lorca, explique qu’il mette en musique le long poème de ce dernier sur la mort du torero, son premier succès musical : Llanto por Ignacio Sánchez Mejias, 1950. Syllabaire pour Phèdre, bref opéra de chambre (1968), d’après la tragédie Hippolyte d’Euripide, signe aussi son intérêt pour le théâtre antique et les musiques archaïques.
L’ŒUVRE
Inquisition, anachronique « cathare »
En 1233, le pape Grégoire IX établit l’Inquisition en France contre les Albigeois qui, eux-mêmes se nommaient « Bonshommes » et nullement cathares, terme anachronique qu’un moine rhénan, un siècle plus tard, sans nul rapport avec nos gens du sud-ouest reprend de saint Augustin qui nommait « cathares », ‘les purs’, une secte de manichéens dont il avait fait partie, terme qui sera relancé au XIXe siècle et mis à la mode par le retour régionaliste du XXe siècle en Occitanie, mais sans justification documentaire historique ni religieuse.
Le pape confie l’Inquisition aux Dominicains, l’ordre religieux, fondé à Toulouse en 1215 par Dominique de Guzmán. De là l’expression à voix basse pour désigner les Dominicains en latin domini cani : « Le(s) chien(s) de Dieu ».
Abolie par l’Église au XXe siècle, l’Inquisition, le pape Pie X la remplace en 1908 par la Sacrée congrégation du Saint-Office.
L’Inquisition espagnole, instituée en 1483 par les Rois (pas encore) Catholiques, abolie en Espagne par Napoléon en 1808, rétablie en 1814 par la restauration royaliste, sera définitivement abolie en 1834. On prêtait à Franco l’intention de la rétablir.
Fondée sur une délation secrète encouragée, qui encourageait les dénonciations haineuses ou intéressées, reposant sur le secret de sa procédure et l’absence quasi-totale de droits des accusés, elle faisait planer une pédagogie de la peur et, plus acharnée à combattre le moindre déviationnisme religieux érigé en hérésie que les personnes, avec ses mises à l’index de livres, elle imposait aux penseurs une autocensure stérilisante des idées.
Autodafé
Un autodafé (du portugais : « acte de foi », espagnol auto de fe) n’est pas une exécution publique, à quoi on l’assimile populairement, mais une grandiose mise en scène, une théâtrale et longue cérémonie de pénitence publique, messe, musique, procession, sermons, organisée par le Saint-Office, le tribunal de L’Inquisition, durant laquelle elle proclamait ses jugements pris antérieurement, donnant aux condamnés une dernière occasion publique exemplaire, d’abjurer leur hérésie religieuse. Les relaps, refusant de se rétracter, étaient abandonnés au bras séculier, les autorités civiles, l’Église miséricordieuse évitant de se salir les mains, comme Pilate, laissant ce soin au pouvoir civil. Les condamnés au bûcher n’étaient pas exécutés sur place mais dans « los quemaderos » hors ville. Les peines étaient très diverses : confiscation des biens (qui alimentaient grassement le Saint-Office), amendes, fouet, humiliation publique…
Renversant la religion d’amour du Christ, la peine du bûcher se légitimait sur la parabole de Jésus sur l’émondage de l’arbre et sur les branches mortes prise à la lettre (Jean 15 : 6, reprise de la Bible, Jacob 5:9) : « on les brûle ». Sans l’esprit, la lettre tue.
Sur les cent-vingt-cinq-milles procès répertoriés entre les XVIe et XIXe siècles étudiés par une équipe de vingt-neuf spécialistes, les exécutions En Espagne sont estimées aujourd’hui entre trois et dix-milles, dont cinquante-neuf femmes pour sorcellerie. Il n’y aurait qu’une victime de l’intolérance, ce serait une victime de trop mais, à titre de macabre et sinistre comparaison, le nombre de morts du massacre de la Saint-Barthélemy de 1572 est estimé à trois milles à Paris, et de cinq à dix milles dans toute la France, à trente milles selon d’autres chercheurs.
L’AUTODAFÉ D’OHANA
Ce fut, en 1971, l’événement des Septièmes Choralies de Vaison-la-Romaine. L’œuvre pour triple chœur, percussions, petit orchestre et bande électronique, créée au théâtre antique était nommée cantate, modeste appellation lyrique. Mais l’effectif grandiose de cinq-milles choristes « A cœur joie », venus du monde entier, lui donnait certainement, en plein air sous le ciel nocturne d’été, une dimension cosmique et, sans y être mais connaissant la magie du lieu, j’imagine aisément aujourd’hui que ces percussions métalliques brutalement frappées, ces coups de gong pour ponctuer une phrase, un effet, ces vibrations lumineuses de cymbales, auréolant les frémissements des timbales, les pétillements du xylophone, devaient, répercutant leurs ondes, leurs ondulations diluées dans l’espace, fragmentées en mille éclats sonores, paraître aller, rejoindre vers l’infini, de leur microscopique lumière, la lueur des étoiles d’août : musique des sphères.
Et c’est une voûte vocale qui semble planer doucement ou pleuvoir sur nous dans notre terrestre parterre lorsque les voix, non de cinq-milles mais d’une centaine de choristes de quatre chœurs, placés au ciel du balcon, nous enveloppe à l’Opéra de Marseille alors que, sur scène, sur des lumières changeantes, devant un front de percussions, l’ensemble et les solistes de Musicatreize, distingués par leurs habits aux visibles couleurs, robes grise, verte, rouge, rose, jaune pour les dames, tenues d’intérieur noir sur jaune et lie de vin pour les aristocrates russes au téléphone, complet ou pantalons chemise pour les hommes, surgissent des pupitres vacants de l’orchestre allégé, vents et cordes à cour, harpe et piano à jardin, pour des tirades horribles de menaces ou de terribles et vaines protestations déclamées à l’avant-scène. Le chœur de l’Opéra siège aussi à cour sous l‘œil de son tout récent chef, Florent Mayet.
C‘est, entre fable et farce, caustique et sarcastique par moments, des tranches tragiques d’Histoire ahistorique, sans chronologie puisque le mal n’a hélas pas d’âge et, même en épisodes datés historiquement, reste de tous les temps. En quinze parties du Prologue à l’Épilogue, en huit Épisodes scandés des intermèdes des Stasimons, comme une aussi grandiose et monstrueuse célébration, c’est l’envers ou le revers d’un autodafé : victimes et bourreaux mêlés, cela se veut réquisitoire contre toute oppression, par la représentation ou la dénonciation de massacres ordonnés et organisés par la tyrannie singulière (Papa Doc, Franco…) ou déchaînés par l’intolérance historique hystérisée de la fureur et folie collectives : ainsi, la Terreur, dévoiement de la Révolution française, l’Inquisition, la Croisade des Albigeois, les exactions des conquistadors contre les indiens aux Amériques, la folle guerre de 1914, la Commune et le Mur des fédérés, la guerre d’Espagne, kaléidoscope accablant, bande-annonce qui dénonce en vacarme et en vrac ce que la mauvaise conscience voudrait oublier.
Moteur de cette recréation de l’œuvre après cinquante ans de silence, Roland Hayrabédian, dans une conférence explicative juste avant la représentation (exploit de tension du chef !) rappelait qu’Ohana avait voulu cette masse chorale pour représenter, on imagine un peuple, une « foule exaspérée de s’être trop tue ». Mais la foule tue, à la tyrannie d’un seul répond la foule tyrannique de son tout premier Épisode : fracas de cris effrayants de foule effrénée sur le son du « Ah, ça ira, ça ira ! », hurlant à la mort de Louis XVI, dont on peut au moins dire qu’il ne fut pas un tyran. Certes, on entend clairement, sur silence soudain, la phrase frivole, inconsciente, prêtée à Marie-Antoinette à la foule venue à Versailles demander au « Boulanger, à la Boulangère et au petit Mitron » du pain :
« Ils n’ont pas de pain ? qu’ils mangent de la brioche ! »
Mais il aurait pu, à l’inverse, rappeler le terrible cri de Madame Roland, vraie révolutionnaire marchant à l’échafaud le 8 novembre 1793 :
« Liberté, que de crimes on commet en ton nom ! »
Ohana écrivit son propre texte, malheureusement rarement compréhensible dans les éclats percussifs et l’étouffoir touffu de la masse chorale. Il use de citations en cinq langues, dont j’ai pu identifier, bien sûr, l’anglais, l’espagnol, l’allemand, le russe, qui précisent, en nationalisant, ou qui déréalise comme la glossolalie, une langue inventée.
Mieux appréhensibles sont les bandes enregistrées de textes ou voix comme sur un rythme caribéen de batuque, celle vraie ou fausse de Papa Doc, le président à vie François Duvalier en Haïti, qui déclare : « Mon colt est ma Bible, les zombis mes anges exterminateurs. » Que dire de ses tontons Macoute ?
Ohana insère des citations tristement célèbres, entières ou tronquées. Ainsi l’horrible « Tuez-les tous… » qu’aurait lancée Foulque de Marseille aux Croisés ne sachant qui tuer dans la cathédrale de Béziers où s’étaient réfugiés « hérétiques » Albigeois et catholiques ordinaires, amputant la suite : « Dieu reconnaîtra les siens. »
Dans l’Épisode XII sur la Guerre d’Espagne, « No pasarán », où s’infiltre la Danse macabre, sur le défilé des Républicains marchant à la mort dictée par Franco, au cri fasciste de « Mort à l’intelligence ! », peut-être aurait-il mieux valu le terrible « Viva la muerte ! », ‘Viva la mort !’ lancé aussi par Millán Astray qui avait indigné, à Salamanque, le philosophe Miguel de Unamuno, auquel sa dénonciation argumentée valut d’être assigné à résidence, causant sa mort.
L’Épisode VII, « Apocalypse de Saint-Loup 1914-1918 ». Je me demande si ce Saint-Loup ne serait pas l’ambigu et séduisant héros de Proust, qui meurt lors de la Grande Guerre, jeune aristocrate dont le milieu semble évoqué par les deux baronnes russes indifférentes aux convulsions du monde comme les riches planqués de l’arrière ignorant les tranchées, papotant, au téléphone que Proust fut le premier à magnifier en objet littéraire, inintelligibles discours frivoles, sur l’ostinato d’une délicate et salonarde basse continue de harpe et piano.
Donc, nous laissant les imaginer ou nous agaçant par ces paroles trop insaisissables pour pouvoir sentir cette œuvre morcelée en vrai théâtre, malgré des textes apparemment théâtraux par la puissance théâtrale des solistes, il y a frustration du sens précis des scènes émiettées qui nous échappe, comme la raison guère compréhensible de cette prolifération soudaine de téléphones et la mention d’ordinateurs, ceux de bureau n’ayant apparu que passées les années 80, bien après l’œuvre. Donc, la signification globale bien posée, le sens scénique partiel nous fuit, nous livrant aux sensations musicales.
Aux chœurs sont réservées toutes les ressources, aujourd’hui sinon datées, bien marquées de leur temps : recherche d’une vocalité élargie, émancipée des canons de l’émission classique et lyrique, entre un parlé-chanté qui n’est pas le sprechgesang à la Schönberg, des interjections désémantisées, rires, chuchotements, claquement de langue, syllabes onomatopéiques, etc, voix traitée comme un simple matériau sonore, sans toujours lien avec le sens, et ces phrases volubiles, paradoxalement éloquentes d’une langue inconnue.
Mais d’imploration ou de déploration, du murmure infime à une infinité potentielle de clameur, en nuage ou nuée, par houle ou onde amollie, rafales ou arpèges de vagues, du ciel du balcon ou de l’horizon frontal de la scène, les voix des chœurs nous arrivent, nous baignent, impalpable brouillard ou buée de clusters, douce poussière sonore, gonflant et s’évanouissant en vaporeux sfumato dans un espace indéfini. Vu le nombre de chœurs, certains amateurs, il faut saluer les six chefs respectifs qui les ont si harmonieusement et minutieusement préparés et le chef global Hayrabédian qui les unifie d’une façon magistrale, les conduisant du silence à l’intensité, à l’explosion de la révolte.
On sort de ce concert, hors des plages de rémission sonore, les sens quelque peu étourdis de fracas et l’esprit tracassé de ce désespérant catalogue d’erreurs et d’horreurs : la dénonciation verbale ou musicale est le miroir de l’impuissance. Cette immense clameur de l’interrogation humaine rejoint le psaume De Profundis clamavi ad Te Domine, ‘des profondeurs de l’abîme, je clame vers toi, ô Seigneur’. Mais à l’homme criant sa détresse ne répond que le silence éternel de la divinité. Dieu a fait l’homme à son image, il le lui a bien rendu, comme dira Voltaire.
Cependant, la cantate scénique commence et finit par le mot feu. Comme un bon conte moral, elle finit bien, mal pour les méchants : ils seront brûlés en un immense « Autodafé » justicier retourné contre eux. Exorcisme, catharsis du feu de joie final : frottant des galets entre eux, les solistes sont supposés figurer sonorement le crépitement des flammes à l’échelle massive des chœurs ; à la mienne, c’est un grincement de dents de notre impuissance, faute de mordre les cœurs de censeurs, inquisiteurs, dictateurs, meurtriers tyrans de tout acabit.
On connaît la passion de Roland Hayrabédian pour Ohana qu’il a si souvent servi : on ne peut que souhaiter qu’il nous donne une version discographique de cette œuvre qu’il nous fait découvrir et mériterait une déclinaison scénique accomplie comme, jusqu’ici l’unique de Lyon en 1972. Benito Pelegrín
Opéra de Marseille
AUTODAFÉ, de MAURICE OHANA
Version concertante
Direction musicale
Roland Hayrabédian
Assistant à la direction musicale : Hovi Hayrabédian,
Régisseurs de production : Jacques Le Roy et Maxime Kapriélian,
Surtitrage : Maxime Kapriélian
Régie surtitrage : Yvan Guerra.
Ensemble Musicatreize :
Sopranos : Amandine Trenc, Céline Boucard, Kaoli Isshiki-Didier, Claire Gouton.
Altos : Estelle Corre, Madeleine Webb, Alice Fagard.
Ténors : Thomas Lefrançois ; Xavier de Lignerolles.
Basses : Patrice Balter, Laurent Bourdeaux, Jean-Manuel Candenot.
Chœurs :
Chœur de l’Opéra de Marseille (Florent Mayet)
[Pianistes/Cheffes de chant : Astrid Marc, Fabienne Di Landro ] ;
Chœur Méridiem Boréalis (Alain Joutard) ;
Chœur de la Licence de Musicologie AMU (Philippe Franceschi et Serge Antunes) ;
Chœur de l’INSPÉ, AMU (Mayelin Pérez Hernández) ;
Chœur de femmes du Conservatoire d’Istres (Alexis Gipoulou)
Orchestre de l’Opéra de Marseille,
Bande-son INA GRIM
Dessins originaux Maurice Ohana,
Dessins additionnels Houri.
AUTODAFÉ, Structure Prologue
- II. Episode I « 93 »
III. Stasimon I
IV. Episode II « Vitrail »
V. Episode III « Batuque, son », danse brésilienne
VI. Stasimon II
VII. « Apocalypse de Saint-Loup 1914-1918 »
VIII. Parodos
IX. Stasimon III
X. Episode V « Saturnale interrompue »
XI. Stasimon IV
XII. Episode VI « No pasarán »
XIII. Episode VII « Leçon de Ténèbres »
XIV. Episode VIII « Mayas »
XV. Epilogue
Photos Christian Dresse
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