Le Chien bleu Ou l’une autopsie bouleversante de la fragilité humaine face aux coups du destin
Il existe des œuvres de par ce monde qui marquent les esprits, transportent les âmes et saisissent les cœurs, laissant une trace indélébile dans nos mémoires. Le Chien Bleu, seul en scène écrit par Lionel Parrini, est de celles-ci. Je l’avais vue en 2006 au théâtre de Tatie, tenu alors par Gigi et Julie. La première mouture m’avait beaucoup touchée mais celle-là, à la faveur d’une réécriture par son auteur en 2017, est en tout point une réussite. Et je suis bien heureuse d’avoir accepté l’invitation de Lionel lorsqu’il m’a appris qu’elle se jouait au Théâtre du Tétard, en cette fin novembre 2023.
La compagnie Les Labyrinthes, venue de Mérignac, porte avec brio cette adaptation du monologue de Lionel Parrini qui offre une plongée troublante au plus profond des méandres de la psyché humaine. Incarné de manière lumineuse par Orianne Schiele, le personnage d’Éléonore hante les spectateurs bien après le baisser de rideau ; en particulier, sa question récurrente et annonciatrice de sa folie, sorte de leitmotiv : « vous n’auriez pas vu un chien bleu ? », son chien qu’elle cherche tout le long du spectacle.
En préambule
D’une écriture plus percutante et poétique, le texte, à multiples lectures et écrit au cordeau, est interprété par une jeune et excellente comédienne, Orianne Schiele qui mérite d’être connue : d’une sobriété de jeu alliant un côté clownesque, avec une intensité rare dans l’incarnation du personnage, une gestuelle précise et une diction quasi parfaite à la manière d’Arletti, elle est Éléonore, cette femme victime de violences de la part de son mari qui se réfugie dans une douce folie avec son chien bleu, métaphorique de sa maltraitance. La mise en scène de Gérard David sert merveilleusement le texte sans être ni redondante, ni « téléphonée » : elle est accompagnée d’un jeu de lumière subtile et repose sur une scénographie légère signés Johann Ascenci.
Plongée au cœur des fêlures intimes d’une psyché meurtrie
Grâce à une écriture à la fois crue et poétique, parsemée de quelques notes d’humour à l’image du nom de famille de son héroïne Madame Croquette et de son adresse Rue Pipelette, Lionel Parrini signe ici un texte à la puissance incantatoire dans lequel, par fines touches et fragments, il nous dévoile petit à petit le passé douloureux ayant fragilisé Éléonore. À travers ce personnage perce une volonté de dénoncer les séquelles trop souvent invisibilisées des violences conjugales. « Le Chien Bleu », par son jeu de miroir, devient une plongée bouleversante au cœur des fêlures intimes de notre société. Loin des poncifs, cette œuvre exigeante invite le spectateur à une réflexion sensible sur la psyché humaine dans ce qu’elle a de plus troublé.
À travers la forme du monologue théâtral, nous sommes d’emblée immergé dans les tourments intérieurs de sa protagoniste. Dès les prémices, le style déstructuré de la pièce dévoile les failles d’un psychisme désaxé, balloté entre accès mélancoliques et crises de détresse. Les changements abrupts de registre, oscillant entre un langage vulgaire et une langue châtiée, trahissent l’instabilité émotionnelle d’une femme meurtrie par les coups du sort. Au fil de son discours disséqué, c’est toute une vie cabossée qui se dessine peu à peu. Derrière les non-dits surgit le passé douloureux d’Éléonore : un mariage destructeur marqué par la violence, le deuil d’un fils disparu, un renvoi brutal de son métier d’institutrice pour dépression. Sa solitude et sa précarité financière dans son appartement ne font qu’accroître sa fragilité.
Les « colères inouïes » de son époux où il pouvait lui « filer une rouste » ont indéniablement traumatisé et déstabilisé la jeune femme sur le plan psychologique. Désormais seul repère dans sa solitude, son chien Bijou semble avoir joué un rôle central dans sa vie. Éléonore le décrit de manière obsessionnelle, évoquant avec tendresse leurs jeux passés. Mais son attitude ambiguë envers l’animal – auquel elle dit vouloir apprendre à retenir son souffle sous l’eau- peint en « bleu » comme pour s’accaparer son être, inquiète. Sa relation possessive à Bijou semble révélatrice de son besoin ultime de contrôle, résultant peut-être de la perte de contrôle sur sa propre existence. Pourtant, nous nous attachons à ce personnage fragile et loufoque, perdu et un tantinet cruel dans sa désespérance.
L’illusion intérieure sous le scalpel du théâtre
Sa solitude dans son appartement – ou bien s’imagine-t-elle dans un appartement en lieu et place d’une chambre d’hôpital – ne fait qu’éveiller ses fantômes intérieurs. Si le personnage semble d’abord chaotique, le talent d’Orianne Schiele, toute en nuance et en rupture, permet de percevoir la richesse dissimulée sous les débris. Sa sensibilité artistique transparaît dans les descriptions poétiques parsemant son discours. Et derrière la détresse surgit peut-être une femme plus complexe qu’il n’y paraît.
Grâce à son interprétation d’une justesse époustouflante, la comédienne parvient à faire vibrer chaque strate du personnage, de ses douleurs intimes à sa soif de beauté que nous décelons dès notre arrivée, lorsque nous la voyions s’apprêter devant sa coiffeuse, vêtue d’un élégant pyjama, ou lorsqu’elle part dans ses envolées lyriques. Dans un numéro de funambule, elle donne corps aux sautes d’humeur d’Éléonore avec une précision chirurgicale. Sa voix et son corps vibrent à l’unisson des méandres torturés de sa psyché meurtrie. Le spectateur est invité à une plongée cathartique au cœur des fêlures laissées par les traumas du passé.
Maîtrisant les codes du monologue intérieur, Gérard David construit une mise en scène épurée révélant les ressorts les plus secrets de son âme. La sensation de vertige envahit le spectateur qui pénètre peu à peu au plus profond des failles de sa mémoire fragmentée. Dans ce huis clos intime, c’est une véritable autopsie de l’inconscient qui se joue sous nos yeux. Et grâce au découpage aéré du texte avec ses intermèdes chantés qui offrent des temps de respiration et de légèreté – reprises de chansons caustiques des années folles et des années 70/80-, le metteur en scène évite à la pièce de sombrer dans le pathos.
In fine
Plusieurs années après sa création, le spectacle fascine encore par la justesse et l’actualité de son propos. En donnant corps aux tourments intérieurs d’Éléonore avec autant de finesse, non sans une pointe d’humour, la compagnie Les Labyrinthes réalise un travail remarquable de portée et de transmission théâtrale. « Le Chien Bleu » restera assurément l’une de leurs créations marquantes, offrant au public une expérience aussi cathartique qu’inoubliable.
Une création qui mériterait d’être jouée dans un théâtre national ou une scène labellisée tant elle vient fort à propos en notre époque où les violences conjugales ont, depuis la crise du Covid, été décuplées. Rappelons qu’une femme meurt sous les coups de son conjoint tous les deux jours et demi, un chiffre glaçant.
Diane Vandermolina
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