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Une « Traviata » intemporelle et sublimée à l’Opéra de Marseille

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LA TRAVIATA (1853) de Giuseppe Verdi, livret de Francesco Maria Piave La Dame aux camélias (1852), drame d’Alexandre Dumas fils tiré de son roman éponyme (1848)

Opéra de Marseille Dimanche 11 février

(Je reprends ici, en le rafraîchissant un peu, mon texte de présentation de l‘œuvre puisqu’il s’agit de la même mise en scène)

« Ô Dieu, mourir si jeune… », s’écrie la malheureuse phtisique dans l’un de ses derniers spasmes. La chance des morts, c’est qu’ils ne vieillissent pas. Palme de martyre et privilège des Mozart, Schubert, fixés dans la jeunesse d’une œuvre éternelle, tels James Dean, Marylin Monroe qu’une fin prématurée fixe dans l’éternité de leur jeune beauté, ou même une Greta Garbo, admirable Marguerite Gautier, qui sut rompre à temps le miroir par sa mort publique pour se conserver éternellement belle dans la mémoire par la perfection de son image de cinéma.

Une héroïne sans futur pour une œuvre qui ne vieillit pas dans une réalisation déjà ancienne de Renée Auphan, réalisée par Yves Coudray, mais qui n’a pas pris une ride. L’Opéra de Marseille finissait et commençait une année par le pathos de la pathologie romantique.

L’œuvre : sources

Faut-il encore raconter l’aventure de cette « Dévoyée », sortie de la bonne voie, de cette Violetta Valéry verdienne tirée du roman autobiographique La Dame aux camélias (1848) d’Alexandre Dumas fils ? Il en fera un mélodrame en 1851, qui touchera Verdi. Alexandre Dumas fils était l’amant de cœur de la courtisane Marie Duplessis qui inspire le personnage de Marguerite Gautier, maîtresse un temps de Liszt, morte à vingt-cinq ans de tuberculose. Le jeune et alors pauvre Alexandre, offrira plus tard à Sarah Bernhardt, pour la remercier d’avoir assuré le triomphe mondial de sa pièce qui fait sa richesse, sa lettre de rupture avec celle qu’on appelait la Dame aux camélias, dont il résume l’un des aspects cachés du drame vécu :

« Ma chère Marie, je ne suis pas assez riche pour vous aimer comme je voudrais, ni assez pauvre pour être aimé comme vous voudriez… »

Noble mais fausse rupture comme il y a de fausses sorties au théâtre, puisque Armand Duval, dans le roman, s’accommodera assez aisément du vieux duc, qui loue même la maison de campagne qui abriteront ses amours non tarifées avec la courtisane amoureuse qui l’embrasse triomphalement :

« Ah, mon cher, vous n’êtes pas malheureux, c’est un millionnaire qui fait votre lit. »

Car le roman est d’une cruelle crudité financière sans fard. C’est l’entremetteuse et profiteuse Prudence, cocotte sur le retour, de ces amies « dont l’amitié va jusqu’à la servitude mais jamais jusqu’au désintéressement », qui énonce longuement au jeune amoureux idéaliste les exigences du train de vie fastueux d’une courtisane : trois ou quatre amants sont au moins nécessaires pour en entretenir une seule. Marguerite, fort cotée, en a deux officiels, le Comte G… et le vieux Duc richissime pour subvenir à ses immenses besoins : l’amant de cœur en est d’abord réduit à guetter qu’ils sortent de chez elle pour y entrer la retrouver. Ce seront d’ailleurs les seuls à son enterrement.  

Histoire d’argent

La vénalité amoureuse, juste présente dans l’opéra par la scène de jeu du second tableau de l’acte III, est thème essentiel du roman. L’argent est le cœur de l’histoire d’amour. Le père de son amant exige le sacrifice de la courtisane car il redoute que les amours scandaleuses de son fils avec une poule de luxe ne compromettent le mariage de sa fille dans une famille où on ne sait si la morale ou l’argent fait loi. On y craint surtout que le fils prodigue ne dilapide l’héritage familial en cette époque où le ministre Guizot venait de dicter aux bourgeois leur grande morale : « Enrichissez-vous ! » Bourgeoisie triomphante, pudibonde côté cour mais dépravée côté jardin, jardin même pas très intérieur, encore moins secret, cultivé au grand jour des nuits de débauche officielles avec des lionnes, des « horizontales », des hétaïres, des courtisanes affectées (et infectées) au plaisir masculin que les messieurs bien dénient à leur femme légitime. Sans compter le menu fretin inférieur des grisettes, des lorettes, racoleuses de Notre-Dame-des-Lorettes.

En tous les cas, ni l’amie Prudence, ni même Marguerite, ne cachent au jeune amant de cœur la nécessité des amis de portefeuille : Marguerite dépense 100 000 fr (de l’époque) par an, en a 30 000 de dettes ; le duc lui en octroie annuellement 70 000 (somme qu’elle refuse honnêtement d’augmenter), et l’on peut supposer que le comte G. pourvoie au reste, mais le compte n’y est pas dans la fuite en avant des dépenses. Alors, le malheureux Armand avec ses 7 000 ou 8 000 fr de rente par an, ce qu’elle avoue dépenser par mois, peut se rhabiller, pauvre et nu…Fière de son plan campagnard, sa cure d’amour et d’air frais avec le jeune amant, Marguerite,  loin de tout saborder  et quitter de son monde et de son gagne-pain comme la Violetta de l’opéra, fait cyniquement financer la location de la maison de campagne par le duc, refusant tout de même, par élégance morale, de lui faire assumer les frais du séjour à l’auberge voisine d’Armand, qu’elle paie elle-même, pour préserver les apparences et la dignité du vieil amant payeur. Elle n’invite à demeure le jeune, un certain temps, que parmi d’autres de ses amis, causant la rupture avec le duc qui s’en scandalise en arrivant de manière inopinée au milieu d’un repas où il fait figure de barbon grincheux trouble-fête.  

Demi-monde fastueux

Alexandre Dumas, digne fils de son géniteur, qui disait tout fier de son rejeton marchant sur ses pas qu’il « usait les vieilles chaussures et les vieilles maîtresses de son père », tous deux ayant la même « pointure », s’était fait une spécialité de scandale de la description du monde de la galanterie parisienne. C’est sans doute à sa pièce Le Demi-Monde (1855) que l’on doit le terme de demi-mondaine pour définir ces prostituées de haut vol, pratiquement toutes issues du peuple mais que leur luxe et souvent leur raffinement final feront arbitres des élégances, imposant même leur mode aux femmes du monde les plus huppées, aux aristocrates, courtisanes anoblies souvent par des mariages prestigieux.

Qu’on songe, pour ne s’en tenir qu’aux strictement contemporaines, à Lola Montès, l’Irlandaise fausse danseuse espagnole, sans doute amante, entre autres, des Dumas père et fils, parcourant toute l’Europe, multipliant scandales et mariages, bigame, séduisant Wagner, Liszt (contraint de fuir ses fureurs), des princes, devenue comtesse de Lansfeld, entraînant à Munich émeutes, révolution en 1848 et la chute de Louis 1er de Bavière, son amant protecteur, contraint d’abdiquer, avant de finir, après avoir écumé les États-Unis et même l’Australie d’une pièce à sa gloire, ruinée et confite en dévotion.

Sans allonger la liste des horizontales finissant bien debout plus titrées que maltraitées comme la pauvre Marguerite/Violetta, on croit rêver à lire la vie de la Païva, de sa lointaine et misérable Russie, épousant et divorçant d’aristocrates allemand, anglais, et gardant son nom du titre de marquise portugaise qu’elle conserve après la ruine de cet autre malheureux époux. De ses immenses et innombrables propriétés, on peut juger par le somptueux hôtel particulier du 25 Champs-Élysées, aux grilles noires et dorées, dont Dumas père disait sarcastiquement, lors de sa construction :

« C’est presque fini, il manque le trottoir ».

Demeure vite appelée par les rieurs non payeurs, jouant sur son nom :

« Qui paye y va ».

Même Napoléon III.

La chair est chère, dirait-on. Mais sûrement rentable, chacun y trouvant son compte, en banque pour la courtisane entretenue, en prestige social, précieuse monnaie d’échange pour l’homme dont le train de vie se mesure à celui qu’il offre à sa maîtresse officielle, affichant par-là, pour les affaires autres que d’amour, qu’il est solvable et fiable. D’où la surenchère avec les concurrents, et le triomphe des amours-propres et non de l’amour. Marguerite Gautier, avec une amertume lucide, l’explique à son jeune amant, fauché à cette échelle de valeurs monétaires vertigineuses :

« Nous avons des amants égoïstes qui dépensent leur fortune non pas pour nous comme ils disent, mais pour leur vanité. […] Nous ne nous appartenons plus. Nous ne sommes plus des êtres mais des choses. Nous sommes les premières dans leur amour propre, les dernières dans leur estime. »

Un amant de cœur, une fleur à la main, une larme à l’œil comme dit Marguerite, faisant secrètement antichambre tandis que le « payeur » (comme disait déjà Ninon de Lenclos) est encore dans la chambre, c’est donc comme une revanche de l’amour sur l’amour-propre épidermique.

Il faut dire aussi que la jeune Marie Duplessis, prise en mains par son premier amant aristocrate, en reçut éducation et manières (elle joue au piano l’Invitation à la valse de Weber, même si elle avoue buter sur un passage en dièse), alors que, six ans auparavant, elle ne savait pas écrire son nom comme elle le confesse sans fard à Armand. Elle est spirituelle, lit Manon Lescaut, et ne rate pas une première à l’Opéra ou au théâtre, terrain de chasse certes, où elle ne passe jamais inaperçue malgré son élégante discrétion : un noble amant se doit aussi d’être fier de la femme qu’il affiche à son bras. Elle tiendra un salon littéraire et politique. D’ailleurs, le fidèle Comte de Perregaux l’épouse à Londres, la faisant comtesse même si lassée, elle rentre à Paris, reprend son ancienne vie et meurt l’année suivante, après un an d’amour avec Alexandre Dumas fils qui l’immortalise en Marguerite Gautier.

Elle habitait Boulevard de la Madeleine, mais Dumas fils lui donne un « magnifique appartement » Rue d’Antin.

Le rideau se lève sur un vaste salon digne d’elle.

Réalisation et interprétation

« Pour être moderne, soyons classique ! » s’exclamait Jean Cocteau au début des années 20 pour protester contre certaines dérives artistiques. Depuis un demi-siècle déjà, on redoute, au lever de rideau d’une œuvre classique, le traitement, souvent affligeant que va lui infliger un metteur en scène en mal d’originalité, qui se sentirait déshonoré de respecter l’œuvre pour ce qu’elle est. Austères en ligne, n’était-ce la sombre beauté du ronce de noyer aux délicates veinures fondues de marron, ces murs lisses tissent une élégante et sobre harmonie sur laquelle affleure l’efflorescence de robes floues des femmes, des dames, en délicates teintes pastels, parme, vaguement rose, bleu pâle, paille, délivrées du carcan des crinolines ou raides cerceaux mortificateurs qui auraient signé, avec des coiffures datées, une époque précise. Les habits des hommes sont aussi des smokings libérés d’un temps figé, celui des courtisanes célèbres ayant eu pour butoir la Grande Guerre.

La scène n’est pas encombrée de meubles : tentures dorées sur le miel ambiant, candélabres, ce canapé  bleu nuit ou noir déjà funèbre qui, à la couleur près, pourrait être Récamier, sauf que les dames, avec la nonchalance des Femmes au jardin de Monet ou autres peintres, préfèrent s’assoir souplement par terre ou des poufs, je ne sais ni vois, à l’espagnole, fleurs écloses épanouies sur les pétales étales de leur robe, qui ont toute l’élégance raffinée de costumes de Katia Duflot.

Ce beau monde semble plus le monde que le demi-monde, sans doute assez juste historiquement pour Marie Duplessis qui tenait salon mondain, littéraire et politique, les amants protecteurs pouvant aussi, recevant chez leur maîtresse, y recevoir des gens d’un autre monde qui n’auraient jamais été reçus dans le leur, pour brasser officieusement des affaires impossibles à étaler au grand jour officiel. Mais cette élégance, c’est sans doute aussi une façon pour la metteure en scène à l’origine, puis son réalisateur, Yves Coudray, sa décoratrice et sa costumière, beau trio de dames de la production initiale, de dignifier ces femmes souvent décriées et réprouvées par la morale ambiante de surface de leur société corsetée dans les préjugés. On rappellera que, par la volonté d’Audrey Hepburn de faire porter à son héroïne, une humble call girl, une robe noire de Givenchy et de magnifiques chapeaux, la modeste Holly de Diamants sur canapé, atteint à une sorte de mythe de l’élégance féminine. C’est justement au nom de ces belles manières dont devaient faire montre en public les courtisanes, pour racheter par la forme le jour l’informalité de leurs nuits, que je m’étonnais à l’époque, de la familiarité de ces bises prodiguées dans la première scène. Les baise-mains plus mondains ont remplacé, me semble-t-il, aujourd’hui, la familiarité à mon goût excessive de la production initiale.

©Ch Dresse

On apprécie le même décor varié, contraste vif avec le salon moins poli, plus polisson que policé, presque canaille de Flora, olé-olé précisément avec ces toréros de mauvais goût, (ils ne le seront jamais au mien) ces bohémiennes surgies d’un faux arrière-théâtre ou de coulisses sombres de la vie. Le regard complice mais égrillard de Flora à son amie au premier acte en était déjà une aguicheuse annonce. Souveraine courtisane digne d’une cour royale mais ici encanaillée, la sculpturale Laurence Janot, roturière ou prolétaire du sexe même paré à la mode du jour, exhibant fièrement la marchandise, jambes sous robe fendue dans sa bacchanale affriolante, affolant ses invités et le public, est l’envers et revers de Violetta : ludique et non pudique maîtresse, dominatrice même avec son juvénile et rieur marquis, Frédéric Cornille, qui affecte d’entrer avec complaisance dans le jeu public de l’amant soumis pour on ne sait quels jeux secrets. Ce joyeux drille est aussi un contraste bien vu avec le sombre baron bourru, bourré sans doute, le protecteur de Violetta, à la morgue déplaisante du premier acte, la tenant par les épaules comme sa propriété mais avouant sèchement n’être pas venu la voir durant ses mois de maladie car il ne la connaît que depuis un an, alors qu’Alfredo, sans la connaître encore, est venu tous les jours prendre de ses nouvelles. Son attitude en retrait apparent préfigure sa meurtrière jalousie frustrée, même s’il ne me semble pas avoir vu le défi inévitable pour le duel qui l’opposera à Alfredo, dont apprend qu’il l’a blessé, contraint à l’exil. Carl Ghazarossian est le Gaston qui complète au mieux et ferme la trilogie des fêtards particularisés, s’opposant à la violence insultante d’Alfredo contre Violetta effondrée. 

Dans ces rôles secondaires, forcément nécessaires, Svetlana Lifar prête à une fidèle Annina, la chaleur et la rondeur de sa belle voix maternelle, peut-être aussi de mère-maquerelle, chambrière réglant les contrats pour les rencontres en chambre, garde-malade fidèle de la courtisane. À l’acte II, c’est une juste attitude de reproche qu’elle manifeste envers l’inconscience d’Alfredo sur son nuage, qui n’a pas l’air de voir que quelque chose cloche dans le pied sur lequel il vit. 

Cette subtile attention à tous les personnages est comme une signature de Renée Auphan qui a toujours rendu l’opéra au théâtre, à un théâtre qui n’ignore ni le cinéma ni la télévision, par un travail d’acteurs qui bannit toute outrance du jeu qui y deviendrait insupportable dans les gros plans. Heureuse idée, justement, de faire vivre une de ces silhouettes, c’est le cas du Docteur Grenvil, incarné en de trop brèves phrases par la sombre  et large voix de Yuri Kissin, mais qui existe ici, même muet, dans l’acte II puisque, belle trouvaille, visiteur dans l’heureuse campagne de Violetta et Alfredo, il en signifie certes que la cure d’air et d’amour lui réussit, qu’elle va mieux, mais que rien n’est gagné, la maladie est toujours là, devenant, sans dire mot, le confident privilégié du jeune amant enthousiaste, donnant une vérité à un air monologue en général adressé au vent.  

Dans cet acte, l’intelligente et belle structure unique du décor de Christine Marest, permet, avec les éclairages sobrement et sombrement expressifs mais différenciés de Roberto Venturi, sans hiatus, le changement, le passage du I à l’acte II campagnard : des plantes d’agrément, un canapé et un fauteuil beige clair, plus marqués néo Louis XV Second Empire ou 1900, et des vêtements intemporels d’Alfredo, sur les mêmes parois marrons allégées de lumière, des camaïeux de bis, bistre, crème, miel glacé, et sur la brise un grand voilage comme invitant au voyage.

Un univers à la paix retrouvée, animée des apparitions nécessaires du commissionnaire de la lettre fatale Norbert Dol, du Giuseppe de Jean-Vital Petit et du serviteur Thomasz Hajok, que vient troubler, avec le crépuscule puis la nuit tombante des rêves de Violetta, l’intrusion douce mais violente de Germont, père d’Alfredo.

Comme issu d’une austère Provence huguenote, costume strict, noir, la raideur d’un col ecclésial et une croix au revers de sa veste lui donnent l’air sévère d’un pasteur qui n’est pas un bon berger, oiseau moralisateur de mauvais augure pour la jeune femme rédimée par l’amour, par la clémence de Dieu, mais condamnée par les hommes. Dans cette mise en scène sensible sans sensiblerie,  Jérôme Boutillier, dont c’est une magistrale prise de rôle, se coule, dans un personnage qui pourrait être mais n’est pas odieux maquis d’une complexe et contradictoire humanité. La voix est belle, égale, chaude, bien conduite, toute en nuances expressives, émotives. Certes, il oppose la culpabilisante image de la fille angélique à la fille perdue, mais en rien diabolique, dont il admire d’emblée les bonnes manières qui le font changer aussitôt de registre avec elle, abandonnant sa rudesse première pour un ton courtois, presque déférent quand il apprend que, loin de ruiner son fils, elle se ruine pour lui. Il exprime le regret du passé qui condamne Violetta mais ne joue pas les Pères la Vertu mais le père éperdu par le souci de ses enfants. L’inévitable chantage aux larmes émotionnel sur la fille devient compassion et partage avec la « dévoyée » (« Piangi, piangi, o misera… ») pour les Marie Madeleine repenties, d’un homme de Dieu qui parle aussi au nom de celui-ci ; il ébauche des gestes de tendresse, hésite à embrasser Violetta qui le lui demande, mais cela semble plus pudeur que froideur. À son fils, son air fameux « Di Provenza il mare, il sol… », devient une tendre berceuse murmurée au long legato caressant, au phrasé persuasif ; les légères appoggiatures à l’amorce de certains mots, sont comme les trébuchements d’une émotion ou de petits sanglots contenus qu’il nous fait partager. La voix est éclatante mais sans ostentation de triomphe viriliste dans les solaires sols aigus comme ce ciel de Provence ou plutôt un céleste acte de foi en retrouvant son fils. Il rend sensibles ses remords : belle scène, le fils terrassé de douleur, le père, impuissant face à sa douleur qu’il a causée, presque à genoux derrière lui. C’est sans doute un sommet de la mise en scène, après la cruauté de la demande du sacrifice et son attitude envers Violetta. L’évocation de la pureté de son autre enfant, sa fille, qui semblait un mièvre et miteux chantage, prend alors tout un sens : par-dessus le pater familias soucieux de respectabilité bourgeoise, il y a le père protecteur affectueux, dont la tendresse, déchirée par son rôle, est aussi sensible envers la courtisane. Avec la gifle au fils, dont je ne me souvenais pas dans la première version, il retrouve la fonction éducative et punitive du père pour un fils qui déroge à la morale mondaine du respect de la femme (hypocrite civilité d’un monde, d’un milieu vénal qui la respecte si peu !), gifle d’autant plus rageuse qu’il est le seul à savoir que la malheureuse héroïne ne mérite pas cet affront public. C’est lui-même qu’il gifle en sentant sa lourde culpabilité dans la situation, détonant donneur de leçon morale dans un lieu où il y en a si peu.

Julien Dran, enfant grandi trop vite que même la barbe ne vieillit pas, semble garder, dans sa longue silhouette, la couleur juvénile d’un timbre et une voix flexible qui donnent à son rôle d’Alfredo une fraîcheur, une pureté même qui, comme son père finalement étranger en ces lieux, déroge par une innocence presque enfantine dans ce milieu que, jeune provincial, il fréquente sans doute pour grandir virilement, mais sans vilement y patauger. Sa presque timidité, surmontée par l’ambiance et l’alcool, le poussent à révéler son amour à une Violetta d’abord amusée, ironique, taquine et enfin touchée tant il semble venir d’un autre monde pour elle qui n’en connaît qu’un. Par sa voix, passionnée et tendre, attentive à la femme malade, son jeu délicat, sa naïveté, sa sincérité, il rend vraisemblable l’émotion de la courtisane blasée, lassée des amours tarifées factices. Ce rôle, qu’il a souvent joué, lui offre l’occasion d’un bel éventail d’émotions qu’il sert d’une voix brillante, souple, toujours au service de la musique et du texte : ciselant avec une impeccable aisance le « Brindisi » galant, sérieux face au badinage léger de la courtisane, passionné en exaltant l’amour « croix et délice du cœur », ivre de son bonheur campagnard de jeune rédempteur pour qui la courtisane a tout quitté, honteux de se découvrir vivant en gigolo entretenu, proférant sa douleur et son remords de l’insulte publique à la femme aimée qu’il berce trop tard d’une cantilène d’amour, toute la gamme d’affects semble vocalement juste.

Silhouette menue, joli minois, Ruth Iniesta n’est pas défigurée par une énorme voix : tout semble en elle équilibre et proportion dans un rôle pourtant déséquilibré vocalement pour l’héroïne, soprano colorature à l’acte I, dramatique au II, pour finir avec le legato sur le souffle de son pratiquement dernier souffle, qui suspendra le nôtre d’émotion dans « Addio del passato ».

Brillante dans le « Brindisi » mondain, toute grâce, sourire, mutine, elle attire les compliments du jeune amoureux mais s’en tire en gracieuses répliques désinvoltes, piquantes et piquées comme d’incrédules haussements d’épaules ; seule, son récitatif méditatif, dans la tradition baroque des affects opposés comme ceux d’une Donna Elvira, caressant machinalement le velours noir du canapé d’une voix ponctuée des pointillés de soupirs interrogatifs d’un rêve inabordable d’amour, est touchant de vérité. Mais, secouant cette « folie », avec « Gioir », et ses folles vocalises du trouble bouillant, brouillon, presque hystérique de son âme, elle se lance, s’élance dans la cabalette virtuose avec une ivresse vertigineuse, suicidaire. Elle la couronnera d’un contre-mi bémol aigu non écrit par Verdi mais permis par la tradition, cri de triomphe ou d’éclatante défaite.

Autre vocalité pour la même voix, dans sa grande scène de l’acte II avec le père, tessiture moins tendue, elle bouleverse de bout en bout : tout est exprimé dans une douloureuse douceur, piano ou pianissimo, comme si elle se parlait à elle-même, puis « Dite alla giovine », prouve qu’elle est prise à l’image de la jeune fille pure qu’elle n’aura pu être et qui l’a convaincue et vaincue de loin. Son partenaire répondant au diapason émotif et vocal, c’est bien un sommet émotionnel rare, pathétique sans pathos, que nous donnent ces deux grands artistes. Contrairement à la majorité des sopranos dont la rayonnante santé et chair, éclatantes en vivante voix, en font d’improbables malades, sa voix murmurée parfois, ses gestes frissonnants sont d’une crédible phtisique dont nous partageons l’injuste souffrance. La fin, en toute douceur soulève la salle d’une clameur comme pour secouer notre émotion.

Cette version intimiste, humaine, dégrossie, de La traviata par la mise en scène de Renée, Auphan bien servie par son habituel complice Yves Coudray, doit beaucoup aussi à l’intelligence qu’en a eu, la cheffe Clelia Cafiero, qui dirigeait l’œuvre pour la première fois, en allant s’abreuver à la source du manuscrit de Verdi aux archives de la Casa Ricordi à Milan. Ancienne pianiste de l’orchestre de La Scala de Milan, elle a débuté à la direction d’orchestre à Marseille, sa « naissance artistique », dit-elle, en 2019, en tant qu’assistante de Lawrence Foster. Elle complète ainsi une distribution de jeunes interprètes.

D’entrée, elle fait naître la nostalgique brume de l’ouverture, comme un rêve évanescent, avec une lenteur qui gommera les « zim-boum-boum » percussifs de l’accompagnement un peu forain, qui contrastera avec l’éclat brillant de la fête dont la joyeuse cohue des chœurs (Florent Mayet) est exempte de débordements autres que festifs, et réglés par la mise en scène. Il m’a semblé, entendre, de l’ombre de la fosse, des lueurs instrumentales souvent inaudibles, il est vrai selon où l’on se trouve. Mais je ne crois avoir jamais perçu, perspective sonore, dans le lointain de la salle de bal, la musique parvenant dans le salon où se retrouvent Alfredo et Violetta.

Triomphal succès encore de la programmation de Maurice Xiberras : la queue pour accéder à l’Opéra s’étirait dans la rue Beauvau sur près de trois-cents mètres. Et avec cela, malgré les contrôles, à peine trois minutes de retard : merci au chef de salle Frédéric Banégas.

Benito Pelegrín

La traviata, de Verdi

Mardi 06 février, Jeudi 08, Mardi 13, Jeudi 15.02 à 20h00 et Dimanche 11 à 14h30. 

Production Opéra de Marseille

Direction musicale : Clelia CAFIERO
Assistant à la direction musicale : Federico TIBONE

Mise en scène : Renée AUPHAN
Réalisation de la mise en scène :  Yves COUDRAY

Décors :  Christine MAREST
Costumes : Katia DUFLOT
Lumières : Roberto VENTURI

Régisseur de production : Jean-Louis MEUNIER. Régisseur de scène : Jacques LE ROY

Surtitrage : Richard NEEL. Régie de surtitrage : Qiang LI

Distribution

Violetta : Ruth INIESTA

 Flora : Laurence JANOT

Annina : Svetlana LIFAR

Alfredo : Julien DRAN
Germont : Jérôme BOUTILLIER

Gastone : Carl GHAZAROSSIAN
Le Marquis : Frédéric CORNILLE
Le Baron Douphol : Jean-Marie DELPAS

Le Docteur :  Yuri KISSIN
Le commissionnaire : Norbert DOL

 Giuseppe : Jean-Vital PETIT
Le serviteur : Thomasz HAJOK

Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille,  Chef de chœur Florent MAYET
Pianiste / cheffe de chant Fabienne DI LANDRO

Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille

Photos : Christian Dresse

1) Ruth Iniesta, Violetta ; 

2) Salut final ;

3) Alfredo, Violetta;

4) Le salon de Flora ;

5) Violetta et Germont, le père d’Alfredo ;

6) Alfredo, désespéré, le père, accablé ;

7) Annina (Svetlana Lifar) et Violetta ;

8) Violetta mourant dans les bras d’Alfredo.

Rmt News Int • 13 février 2024


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