UNE MESSE GITANE par l’Ensemble Musicatreize
SAVANTE SIMPLICITÉ
SANTA MISA ROMANI
Pour douze voix mixtes, mezzo-soprano solo, voix flamenca solo et violoncelle obligé.
Une œuvre de Yardani Torres Maiani, par l’Ensemble Musicatreize, sous le direction Roland Hayrabedian, Salle Musicatreize, Marseille, vendredi 19 avril 2024
UNE MESSE GITANE
Dans notre tradition catholique, une messe était toujours en latin, Une langue devenue, au fil du temps, incompréhensible aux fidèles. Luther avait commis la révolution, sacrilège pour l’Église officielle, de traduire les textes sacrés en langue vulgaire, vernaculaire, celle de tous, entraînant la rupture protestante.
Il faudra attendre 1962 pour que le Concile Vatican II permette la messe en langue vernaculaire. En 1964, le compositeur argentin Ariel Ramírez peut écrire sa Misa Criolla, avec les cinq parties canoniques, mais en espagnol, mais aux rythmes et couleurs de la musique de son pays natal. Bien accueillie au Vatican, elle y fut donnée sous Paul VI, inscrite au catalogue, reconnue comme une « œuvre d’importance religieuse universelle ».
La Misa Tango (Misa a Buenos Aires, 1996,) du compositeur argentin Martín Palmeri, sur des rythmes de tangos, reprenait le texte canonique latin.
Un précédent perdu
Fin 1945 le guitariste Sinti, Django Reinhardt se lance dans la composition d’une messe en hommage « à [s]es frères gitans », victimes tsiganes du nazisme. Il l’intitule « messe des Saintes-Maries-de-la-Mer », haut lieu de pèlerinage des gens du voyage. De la partition perdue, il ne subsiste qu’un bref enregistrement radiophonique d’une réduction à l’orgue, bien trop peu pour s’en faire une réelle idée.
MALENTENDU
Par caprice de mon imprimante, n’ayant lu que la première page de la présentation de l’œuvre par son auteur Yardani Torres Maiani, que je recevais à la radio, j’en ai pris le titre comme la simplification hispanique de la sacro-sainte Sancta Missa romani, le génitif latin romani, accent sur le a, signifiant ‘des Romains’, c’est-à-dire des catholiques, alors que la version espagnole, sainte Santa Misa romani, nécessitant un accent sur le í final romaní que je pensais effacé par l’ordinateur, référait pour moi à la langue des roms dite également romanès.
Comme quoi, à être trop savant on tombe dans le plus simple piège, comme celui de ce titre malicieux, que j’attribuais aux tribulations accentuelles diverses d’un clavier français, où l’absence coupable de l’accent espagnol sur le í, me le faisait renvoyer à sa latinité originelle, puisque sans le texte, je ne pouvais imaginer cette messe avec ses Gloria, Credo, Sanctus et Agnus Dei autrement qu’en latin…
Et voilà le linguiste que je suis de se lancer, les ondes de la radio étant aussi pédagogiques envers le grand public, dans une savante dissertation linguistique.
Le romani est une langue indo-européenne, appartenant à la sous-branche indienne qui comprend le sanskrit et l’hindi. En raison de la diaspora des roms du sous-continent indien vers l’Europe, le romani a emprunté aux langues iraniennes, à l’arménien et au grec.
Rom, signifie en langue romani « homme accompli et marié au sein de la communauté. »
Les roms, terme générique depuis le congrès de de Londres de 1971 (drapeau rom, sur fond vert et bleu, la roue rouge de la caravane) pour désigner les Tziganes / Tsiganes, Bohémiens, Manouches, ou Romanichels (Europe de, chacun de ces noms ayant sa propre histoire), Sintis, ainsi que globalement « gens du voyage » ; en Espagne, Gitans (Égyptiens), Gypsys, Gitans (Esmeralda, Notre-Dame de Paris). En Espagne, on parle aussi de raza calé.
C’est alors que Yardini m’explique en souriant qu’en fait, il a voulu créer un paronyme (mots à proche sonorité mais à sens différent) entre le titre officiel de la Sainte messe romaine, donc « Sancta missa romani », et sa Santa misa romani, ‘Messe des Roms’, en romani ou romanés comme je l’interprétais. Et, comme je lui objecte qu’Église signifie assemblée, qu’une messe unit des fidèles pour célébrer le culte, si sa messe est pour les seuls roms, en romani, en langue des seuls roms, elle exclut de fait les gadjos, pour les Français, les payos, pour les Espagnols, qui désignent chez les roms tous les individus étrangers à leur communauté. Mais je m’oppose moi-même que la messe traditionnelle, en un latin, même répété en perroquet était devenu langue étrangère et morte pour la plupart des fidèles, jusqu’à ce que Vatican II l’autorise en langue vernaculaire. Mais ce même malicieux et fin linguiste compositeur, me rassure en m’expliquant que mon erreur ne l’est pas complètement puisque le texte de sa messe à lui mêle au latin l’espagnol et le romani ou romanés…
BIEN ENTENDU ?
On me rapporta que la première de l’œuvre, le jeudi 18 avril 2024 aux Saintes-Maries-de-la-Mer, dans l’immensité de la cathédrale et avec la spatialisation des voix et instruments fut un succès. Mais j’atteste que, dans l’espace plus intime de la salle de Musicatreize, tout en confort boisé de l’acoustique, sans permettre les déplacements des chanteurs forcés à l’immobilité, la réalisation m’en parut d’une émouvante perfection.
D’abord, dès l’entrée, sorte d’introït, sur un impalpable bourdon de voix indéfinies, celle du chanteur de flamenco, Luis de la Carrasca, sonne avec un volume original perdu dans les grossissements actuels des micros pour grande salle qui en dénaturent l’authenticité. Voix souple, ronde, veloutée, sans grossir les effets, il chante « limpio », c’est-à-dire ‘propre’, sans bavure, sans « savonner », sans débordements des mélismes, chapelets musicaux, qu’il déroule avec aisance dans l’émotion, qu’il communique : je ne sais si une toná ou une carcelera, à ce que j’en retiens, un fils, sans doute prisonnier, désolé de n’avoir plus d’encre pour écrire à sa mère. Cela se glisse tout naturellement et annonce le rituel de la messe, d’une religion catholique, qui signifie ‘universel’ dont le lien, la relation heureuse et tragique de la Mère et du Fils est sa plus universelle identité. Des palmas, d’abord discrètes, scansion légère des paumes des mains, moins applaudissements qu’appui rythmique, soutiennent le chant, plus pressantes et oppressantes dans le Kyrie eleyson, ‘Seigneur, prends pitié’, d’imploration, cette fois, au Père, sur les gémissements ou longs sanglots ambrés, ombrés, du violoncelle (Nathalie Forthomme)
Le Gloria, en espagnol, romani et latin, très allant, entraînant, est lumineux, joyeux. Innommé dans la distribution, intrus anonyme entrant en scène tel un archange, un musicien promène un archet impondérable, volubile violon, oiseau ailé, zélé à voltiger dans l’espace avec un pianissimo, un fini se fondant dans ce que l’on sent infini.
L’alleluia, sur une cadence plagale, jubilant, me semble, inévitablement, avoir des accents de gospel et le violon, des traits tsiganes ou orientalisants, tandis que le flamenco, sur des accords de guitare de Yardani lui-même, qui chantera aussi, fleurit de vocalises sur un texte joyeusement profane avec un « taconeo », des scansions du talon, sur des inidentifiables onomatopées rythmiques.
Mais, renonçant à traquer du sens, je m’abandonne aux sensations, secoué soudain par le Credo où l’entrée sonore et sombre des voix d’hommes est comme un rappel sacerdotal, patriarcal d’où émergent de remarquables plages de voix solistes, jusque-là réservées à une solide et expressive soprano.
Tout comme cette œuvre qu’il faudrait réentendre pour lui rendre pleinement justice, création mondiale incluse dans la trame le Santo de Philippe Hersant mériterait une écoute autonome bien que tout naturellement enchâssé dans cette messe. Le poème du Romanero gitano de Federico García Lorca est dans la logique thématique du gitanisme et le martyre de Sainte Eulalie, dans la couleur du cante hondo, avec des sonneries de cloches irréelles de délicatesse dans le fondu métallique mais moelleux du matériel sonore. Je ne sais plus, saisi d’émotion, si c’est ici ou dans une autre partie, qu’un chœur à bouche fermée déploie insidieusement une brume musicale, un doux vrombissement qui ouvre ou couvre un autre espace de l’esprit ou du cœur.
La courte Debla, prise des Cris de Maurice Ohana, pionnier penché sur le flamenco, étends son ensorcelante emprise par la voix, de la mezzo au prénom lyrique prédestiné, Tosca Helmstetter.
On reconnaît des rythmes de palos flamencos, siguirilla, tanguillo, soleá, bulerías, verdiales, et du folklore andalou comme les sevillanas, mais aussi une rumba, et même des danses baroques picaresques, jácara et zarabanda, mais avec, pour cette dernière, le tempo hispanique vif et canaille de l’époque (on en a gardé l’expression « faire la sarabande » !) et non sa noble mais lente édulcoration dans la suite européenne d’alors.
Maître des lieux et du temps, du tempo, Roland Hayrabédian mène au doigt (que je vois) et à l’œil (invisible pour moi car il me tourne forcément le dos) ses troupes, sa phalange à 13 et les musiciens supplémentaires. Il a l’art de faire sortir le son du silence, d’étager harmonieusement les plans, de tirer, de filer des lignes fines, infinitésimales les retournant à ce silence, sonore finalement, d’où, comme par magie, il les fit naître. Finesse, ferveur, raffinement.
Benito Pelegrin
Natalie Forthomme, violoncelle
Tosca Helmstetter, mezzo-soprano,
Luis de la Carrasca, chanteur flamenco
Ensemble Musicatreize
Roland Hayrabedian, direction
En une, Yardani Torres Maiani © Alberto Garcia
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.