Roque d’Anthéron 2024: MAO FUJITA, LA MATURITÉ D’UN TOUCHER EXQUIS
Devant le grandiose Steinway de la mythique scène du Parc Florans, Mao Fujita joue la Sonate n°13 en si bémol majeur K333 de Mozart. Le maître salzbourgeois a composé 20 Sonates pour le piano, qu’il jouait sur pianoforte (invention du facteur Bartolomeo Cristofori, vers 1709). Dès l’Allegro en forme sonate typique (exposition, développement, réexposition, coda), on est tout de suite subjugués par la clarté, l’élégance, le raffinement du toucher de Fujita. Il invente le Steinway-pianoforte! Le pianiste japonais dessine remarquablement le premier thème si chantant à la main droite, sur un accompagnement main gauche discret et velouté, après une respiration de demi-soupir, suivie de sept croches; c’est très beau, très expressif.
L’Andante cantabile à 3/4 est un moment de grâce. Mao Fujita reste simple, précis, d’une extrême délicatesse, sans tomber dans le panneau larmoyant de ce mouvement lent qui n’est pas un Adagio romantique. Beaucoup d’ornements en triples croches rappellent la virtuosité des airs d’opéras et l’art de la vocalise cher à Mozart qui, en 1778, date de la Sonate en si bémol majeur, a déjà composé de grandes œuvres vocales et des opéras (Messe du Couronnement, La Finta Simplice, Mitridate, La Finta Giardiniera…), sans compter les airs célèbres pour soprano (Ah, lo previdi…). Cet andante très théâtral est merveilleusement interprété ici, sans emphase, un toucher exquis. L’Allegretto grazioso est en C barré, c’est à dire une pulsation binaire à la blanche, ce qui donne un esprit sautillant et vif. Fujita s’amuse de toutes les arabesques mozartiennes, des guirlandes de doubles croches et des nombreuses modulations.
Mao Fujita, avec le choix d’une pièce de Déodat de Séverac (1872-1921) prouve un grand éclectisme et une belle ouverture d’esprit. Un saut de plus de 130 ans. Le compositeur haut-garonnais (né à Saint-Félix Lauragais), installé ensuite dans les Pyrénées orientales (Céret), aime les couleurs, les odeurs, l’identité de sa région, entre mer et montagne. Le français, l’espagnol, le catalan, l’occitan bercent son enfance. Cerdaña est une suite de cinq pièces pour piano, composée entre 1908 et 1911, elle est créée en 1911 par Blanche Selva à Bruxelles. La Cerdagne (Cerdaña), dans le massif des Pyrénées, est une région partagée entre la France et l’Espagne.
L’amitié entre Déodat de Séverac et le compositeur espagnol (catalan) Isaac Albeniz vient de leurs caractères similaires et de leurs racines qu’on retrouve dans leurs œuvres respectives: musique intense, colorée, ensoleillée, rythmée (Iberia d’Albeniz…). Chez Séverac, chantre de la musique régionale, loin des chapelles parisiennes, un mélange aussi de poésie et de nostalgie.
En Tartane (l’arrivée en Cerdagne)
Les Fêtes (souvenir de Puigcerdà)
Ménétriers et glaneuses (souvenir d’un pèlerinage à Font-Romeu)
Les muletiers devant le Christ de Llivia (complainte)
Le retour des muletiers
Mao Fujita a choisi Les Fêtes, musique nerveuse, clins d’œil impressionnistes avec ces grandes phrases aux harmonies flottantes. Admirateur de Claude Debussy, artiste rebelle et si novateur.
Des thèmes espagnols inondent la pièce, dont la fameuse gamme andalouse et des danses célèbres (Jota aragonesa…). L’influence de Ravel, Satie se fait sentir, mais Déodat de Séverac garde le cap avec beaucoup de maîtrise et de personnalité. Fujita, né à Tokyo, pourtant si loin de cet univers, est comme un poisson dans l’eau de la Méditerranée. Le pianiste est magistral techniquement, expressivement.
La Barcarolle en fa dièse majeur opus 60 de Chopin est une magnifique pièce d’un lyrisme vibrant. Trois parties avec reprise ornée de la troisième, où alternent les tonalités majeures et mineures. Pulsation ternaire (mesure à 12/8) typique de la Barcarolle, genre musical ou vocal évoquant le rythme d’une barque (barca). Un premier thème, comme une cantilène en tierces, nous invite à flotter. Un deuxième thème Poco piu mosso, très passionné, transcende Mao Fujita, très habité par ce romantisme sans calcul. Il sculpte chaque thème, chaque motif avec une finesse, une agilité, une poésie déconcertantes.
La Sonate n°1 en fa mineur opus 1 de Prokofiev est composée en 1907, révisée en 1909 et créée le 6 mars 1910 à Moscou par le compositeur lui-même. Le russe fougueux n’a que 16 ans et sa future personnalité est déjà en marche. Il ne gardera que le premier mouvement, mécontent des autres. Une exigence qui sera sa marque de fabrique, malgré les contraintes qu’il dut subir par la section de propagande du Parti Communiste, si rude avec son talent.
Mao Fujita se déchaîne sur cet Allegro spectaculaire. D’immenses crescendos entraînent des diminutions subites et des ralentissements surprenants. Puis de nouveaux élans. Peu de silences, Prokofiev remplit la portée par de grands accords, d’ornements multiples, quelques dissonances annoncent aussi le compositeur de Roméo et Juliette. C’est très brillant et Fujita nous fascine par sa magistrale technique.
On retrouve Mozart en seconde partie: Douze Variations en ut majeur sur “Ah, vous dirais-je Maman” K. 265. Un thème, d’une grande simplicité, en deux parties (8 mesures + 16 mesures répétées), dans un jeu staccato, issu d’une célèbre chanson enfantine.
Ah vous dirai-je maman/Ce qui cause mon tourment
Depuis que j’ai vu Silvandre/Me regarder d’un air tendre
Mon cœur dit à tout moment/Peut-on Vivre sans amant
D’autres variantes :
Ah vous dirai-je maman/Ce qui cause mon tourment
Papa veut que je raisonne/Comme une grande personne
Moi je dis que les bonbons valent mieux que la raison
Douze variations permettent au Mozart de 25 ans (l’âge de Mao Fujita!) d’asseoir sa prodigieuse capacité à travailler autour d’un thème. Doubles croches, main droite puis main gauche, triolets main droite puis main gauche, grandes vocalises pour la variation VII, tonalité de do mineur pour la variation VIII, dans un jeu fugué plus apaisé… Synthèse de son écriture raffinée et si inventive. Et le thème toujours lisible. Mao Fujita déroule ces 12 Variations avec une brillante simplicité. Prodigieux. Le pianiste termine son récital par Kreisleriana opus 16 de Schumann, œuvre dans laquelle Mao Fujita donnera toute l’essence de son art, faite de poésie et de passion, de retenue et de démesure.
Kreisleriana est un ensemble de textes attribués à Johannès Kreisler, personnage de fiction créé par Ernst Theodor Amadeus (E.T.A) Hoffmann, écrivain, musicien, juriste allemand, chantre du romantisme fantastique. Le maître de chapelle Johannès Kreisler compose des Cantiques pour chœur a cappella, dédiés à la Vierge. Mais il a deux facettes, génie musical sensible et torturé. Ces récits ne pouvaient que plaire à Robert Schumann à la sensibilité excessive, à l’humeur changeante. Il en tirera huit tableaux, qui évoqueront ses conflits intérieurs, son amour pour Clara Wieck qui deviendra, non sans peine, Clara Schumann, après les nombreux refus du beau-père!
Et cette dualité Hoffmann/Kreisler se retrouve dans les deux personnages imaginaires Florestan et Eusebius, inventés par Schumann, qui semblent le guider dans la quête d’un bonheur fragile, faite de passions, de désillusions, de folies, de questionnements, toutes ces sensations que capte divinement Mao Fujita. La mélancolie, le rêve (Eusebius) l’impulsivité, le tourbillon, la tempête (Florestan) sont merveilleusement résumés dans les deux premiers morceaux de Schumann, grâce au toucher magique de Fujita: Extrêmement agité/ Très intime et pas trop rapide…
L’éclectisme du programme prouve la grande ouverture du pianiste japonais. Du charme pyrénéen de Séverac aux tourments romantiques de Schumann, toute une palette technique et expressive, maîtrisée et sublimée par un artiste de 25 ans, dessinant avec une grande maturité ces émotions contrastées.
Yves Bergé
Mao Fujita: récital de piano
Photos copyright Valentine Chauvin
Festival international de piano de La Roque d’Anthéron (11/08/2024)
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