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Roque d’Anthéron 2024: Carte Blanche à Alexandre KANTOROW

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La jeunesse triomphante

Alexandre Kantorow avait carte blanche. Sa brillante carrière internationale, ses concerts, ses voyages lui permettent de croiser les plus grands musiciens de la planète, partenaires potentiels pour toutes les déclinaisons de musique de chambre (Duo, Trio, Quatuor…) ou de musique concertante (Concerto pour piano…). Il avait donc un choix très exhaustif pour la constitution d’ensembles instrumentaux.

Pour le programme aussi, Kantorow, pianiste surdoué, n’ayant pas de limites stylistiques, avait un choix très éclectique. Premier pianiste français à remporter le 1er Prix du prestigieux Concours Tchaïkovski, Alexandre Kantorow est un pianiste brillant, une grande technique au service d’une musicale profonde, un toucher exceptionnel, certainement l’un des plus beaux, actuellement. Pour cette soirée, il était entouré de son ami et confrère Lucas Debargue, pianiste très talentueux, de trois ans son aîné, explorant des univers très larges, aimant les ponts entre les divers arts.

Alexandre Kantorow et Lucas Debargue, deux pianos enlacés pour une prestation spectaculaire: Claude Debussy, Nocturnes (Nuages, Fêtes, Sirènes) arrangé pour 2 pianos par Maurice Ravel.

Nuages, le génial orchestrateur qu’est Maurice Ravel sait retrouver lé détail de la lumière debussyste; les bassons, clarinettes, hautbois, flûtes de l’entrée, dans une écriture d’accords en miroir, quintes et tierces parallèles, apparaissent, ici, sous de majestueux accords au piano d’Alexandre Kantorow, motifs très expressifs repriss par Lucas Debargue dans un jeu subtil de relais impressionniste. Equilibre des intensités, des changements de rythmes, dans un tempo 4/4 immuable et modéré. Fêtes, animé et très rythmé, est un déferlement de triolets de croches, thème bondissant, précédant un mouvement de marche, comme un défilé, annonçant la reprise virtuose du thème initial. Sirènes, sur une mesure à 4 temps ternaire (12/8) permet aux claviers d’explorer toutes les palettes de l’orchestre avec seulement deux pianos, dans un espace élargi (12 croches par mesure); les nombreux silences donnent un effet théâtral saisissant. Les deux pianistes ne font qu’un dans ces trois tableaux. Magistral.

Lucas Debargue prend la place d’Alexandre Kantorow pour la Suite pour 2 pianos N°1 opus 4 de Serguëi Rachmaninov, divisée en quatre tableaux, nommés Fantaisie-Tableaux: Barcarolle, La Nuit…L’Amour, Les Larmes, Pâques.

Composée en 1893, en hommage à Tchaïkovski, mort cette année-là, c’est une œuvre de jeunesse. Rachmaninov, pianiste fougueux, a 20 ans; il fait précéder chaque pièce par un poème vibrant de Lermontov, Byron, Tiouttchev, Khomiakov. Les deux merveilleux pianistes semblent habités par le lyrisme de la poésie mise en exergue. Barcarolle évoque une gondole qui glisse sur les ondes. Un thème très orné, comme une danse joyeuse, accompagné en valeurs longues, imprime une ambiance féerique, mêlée de mélancolie. Superbes les alternances entre Kantorow et Debargue. La nuit… L’Amour, est plus apaisé: C’est l’heure où des serments d’amoureux/Semblent résonner mélodieusement dans chaque mot murmuré.

Des sons plus âpres, des audaces harmoniques annoncent le grand Rachmaninov. Les Larmes est un thème prenant, basé sur une descente en ostinato, comme un ground baroque, rappelant le sublime air de Didon When I am laid in earth, dans l’opéra Didon et Enée de Purcell (1689); abandonnée par Enée, Didon meurt de chagrin et de désillusion; elle demande à Bélinda, sa confidente, de se souvenir d’elle mais d’oublier son destin Remember me, but ah! forget my fate. Chez le compositeur russe, cette basse obstinée plaintive, sera le cadre pour un développement prodigieux. Avec Pâques, un nouvel ostinato évoque, ici, les cloches. De grands accords donnent l’impression d’un espace géant. Un staccato assourdissant se mêle aux résonances des carillons.
Une belle puissance se dégage des doigts des deux pianistes.

Avant l’entracte, Lucas Debarque propose la superposition très originale qu’il a réalisée de Gaspard de la nuit de Ravel avec une Sonate pour piano de Brahms! L’effet est troublant. Quand Brahms est mort en 1897, Ravel avait 22 ans. Romantisme, post-romantisme pour deux génies du piano qui n’ont aucune limite dans leurs clins d’œils aux génies du passé.

Maurice Ravel avait découvert en 1897 Gaspard de la nuit, recueil de poèmes en prose d’Aloysius Bertrand (Ondine, Le Gibet, Scarbo) que lui avait prêtés le pianiste Ricardo Viñes. Obsédé par le style, la concision mais aussi par l’inventivité mélodique, harmonique, rythmique, Ravel signe, en 1908, une œuvre inquiétante, noire par aspects, virtuose, tendre et angoissée. Ravel avait 33 ans, l’âge de Lucas Debargue. Brahms composa sa Sonate pour piano à 20 ans, en 1853, dans une énergie et un élan romantiques, mais de structure encore très classique. Tous ces ponts sont l’image de ce concert. Ravel n’avait-il pas dit à l’un de ses élèves, Vlado Perlemuter, à qui il faisait travailler Scarbo: Jai voulu faire une caricature du Romantisme. Mais je m’y suis peut-être laissé prendre.

Quand on sait que Perlemuter joua à la Roque d’Anthéron, lors des premières années du Festival, ce souvenir est très émouvant. Pour le Trio concertant n°1 en fa# mineur de César Franck, Alexandre Kantorow réunit Liya Petrova violon, Aurélien Pascal violoncelle. Avec la violoniste bulgare et le jeune violoncelliste, il crée le Festival Les Rencontres Musicales de Nîmes en 2022. Jeunesse toujours avec César Franck, compositeur belge de 21 ans (né à Liège) quand, en 1843, il dédie ses Trois Trios concertants au Roi des belges Léopold 1er. Le premier trio est en trois mouvements: Andante con moto, Allegro molto, Final: Allegro maestoso. Franck fait curieusement précéder l’Allegro par l’Andante. Le premier mouvement nous fait découvrir le violon chantant et lumineux de Liya Petrova, dans deux thèmes cycliques, l’un expressif et noble, le second plus enjoué. Suit un thème en écriture fuguée, marche inexorable d’une grande beauté. L’Allegro molto est un Scherzo avec deux trios bondissants et le Final, de forme sonate, dévoile tout le talent d’Aurélien Pascal qui soutient merveilleusement le discours principal et la confirme qu’Alexandre Kantorow est un chambriste exceptionnel.

Trois derniers compagnons retrouvent le pianiste pour une révérence magistrale: Johannes Brahms Quatuor pour piano et cordes n°2 en fa majeur mineur opus 26. Daniel Lozakovich violon, Lawrence Power alto,Victor Julien-Laferrière violoncelle. Quatre mouvements (Allegro ma non troppo, Poco Adagio, Scherzo poco allegro, Allegro alla breve) et un son d’ensemble magnifique dès le 1er mouvement. Quel équilibre! L’Adagio démarre par un duo très cantabile violon-alto, comme un Lied, suivi de grands accents au piano. Reprise du thème et fin déchirante, comme une valse triste. Le Scherzo bondissant, est un mouvement ternaire caustique, chevauchée d’octaves aux deux mains du pianiste. Impressionnant Kantorow! L’Allegro alla breve permet aux 4 remarquables solistes d’exposer la qualité technique et expressive de leurs parties respectives. Un bis très émouvant: l’Intermezzo en mi bémol majeur opus 117 n°1 de Brahms.

Kantorow, seul au piano, ses six amis autour de lui, dans des positions très relâchées, amicales, touchantes et admiratives, une qualité d’écoute exceptionnelle pour cette pièce d’une immense poésie.Public debout. Les sept amis de ce soir se sont retrouvés pour un programme fin XIXème, début XXème siècles. Cinq compositeurs qui auraient pu tous aussi se rencontrer, à la fin du XIXème siècle. Alors que leurs univers étaient opposés. Le Festival de la Roque d’Anthéron permet ces complicités, ces rencontres, ces partages… Magnifique jeunesse si talentueuse autour de l’un de nos plus beaux pianistes actuels, Alexandre Kantorow.

Yves Bergé
Photos copyright Valentine Chauvin

Carte blanche à Alexandre Kantorow

4 08 2024 Festival International de Piano de la Roque d’Anthéron

Rmt News Int • 9 août 2024


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