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Pauline & Carton aux Bernardines

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Une pépite théâtrale où Christine Murillo ressuscite une figure inoubliable

Du théâtre dans le théâtre dès les premières secondes : Christine Murillo entre sur scène, sa chaise-béquille à la main. Le dispositif est minimal mais efficace : un frêle lampadaire qu’elle éteint, une table où elle dépose son carton rempli d’objets, les mémoires de Pauline Carton qu’elle en sort précieusement. Un signe à la régisseuse lumière, et la magie opère.

Dans une ambiance feutrée, sous une lumière tamisée, nous plongeons dans la vie extraordinaire de celle que Sacha Guitry avait surnommé à l’occasion d’un dîner « l’aisée » – un trait d’esprit né de leurs séances de travail, jouant sur l’adage « la critique est aisée, l’art est difficile ». Christine Murillo incarne avec une truculence savoureuse cette personnalité hors norme du théâtre et cinéma français décédée en 1974 à presque 90 ans.

Les anecdotes croustillantes s’enchaînent, comme ce récit savoureux de trois cachets obtenus pour un même film : d’abord dame pipi (coupée au montage), puis institutrice (finalement non requise), et enfin concierge avec son balai, pour dix syllabes historiques : « Il n’y a pas de taxis, on est le 1er mai ». Son premier rôle parlant ! Et derrière ces souvenirs, se dessine tout un pan de l‘histoire du cinéma et théâtre français du 20ème siècle.

Totalement habitée par son personnage, la gestuelle précise, Murillo nous tient délicieusement en haleine avec une générosité débordante. Elle excelle à jouer cette vieille femme avant-gardiste à la mémoire qui flanche. Le texte, d’une finesse remarquable, jongle entre traits d’esprit ciselés et expressions savoureuses. Sa langue charnue, vivante, imagée et fantaisiste fait mouche à chaque réplique.

Les imitations à grand renfort de mimiques drolatiques sont un festival à elles seules : Jean Marais dans « La Belle et la Bête », Bourvil ou encore Danièle Gilbert. Quand cette dernière l’interroge sur le passage du fiacre à l’automobile, elle maugrée une réponse bien sentie… Sans oublier les chansons coquines et paillardes, dont celle de la concierge intitulée « par le trou de la serrure » tiré de l’opérette Pas sur la bouche ou encore cette ode au pet du XVIIIe siècle où « c’est le cul qui chante ».

Pauline & Carton ©Thomas O’Brian

L’humour côtoie constamment la profondeur, notamment dans sa vision du théâtre et du rapport au public. Elle loue magnifiquement l’imagination des spectateurs, capables de croire qu’une tranche de pain d’épices est un morceau de viande, tout comme ils acceptent que Murillo soit Carton malgré leur dissemblance physique. Sa réflexion sur les acteurs, « morts en sursis qui sortent de leur caveau » et n’existent que par le regard du public, touche juste.

Femme résolument moderne, elle suivit à la lettre le conseil maternel de ne pas gâcher sa vie à « éplucher des patates et s’occuper du linge. Je ne fais la bonne que devant une caméra « . Elle vit à l’hôtel, « modestement », au dernier étage, avec une fenêtre donnant « sur le jardin des Tuileries. Je ne sais même pas cuire un œuf à la cloque » s’amuse-t-elle avec sa gouaille légendaire.

Son amour des moineaux, qu’elle nourrissait aux croissants (« quand j’aurai 100 ans, ils en auront deux chacun »), sa chanson « Je n’aime que les hommes forts » en hommage à son unique amour, le poète Jean Violette, son amant (même si elle pleure devant la mort d’un bellâtre au cinéma), sa répartie cinglante face à un journaliste évoquant le casting canapé (« avec ma tête de pou ? Avant d’ajouter, il y a 12 000 comédiennes pour 60 directeurs… ») dessinent le portrait d’une femme libre, fière et spirituelle d’une rare intelligence, avec un sens inné de l’autodérision.

La mise en scène, d’une sobriété élégante, sert parfaitement ce texte précieux qui nous fait revivre une époque révolue du théâtre et du cinéma français. La scène où est reproduite la publicité de la Vache qui rit est un moment d’anthologie. La conclusion est un bijou : après avoir rangé ses affaires et rallumé la lumière, Murillo revient pour une ultime révérence : « Je suis au théâtre, Je suis enchantée ».

Un spectacle d’autant plus émouvant qu’il se joue aux Bernardines, à deux pas du Gymnase où Pauline Carton elle-même se produisit en 1906. Cette évocation d’une artiste unique donne envie de plonger dans ses « Mémoires en carton » pour prolonger le plaisir d’une soirée où le théâtre déploie toute sa magie. Une belle leçon de jeu et de théâtre. Tout simplement bravo ! Diane Vandermolina

Jusqu’au 16 novembre aux Bernardines : https://www.lestheatres.net/fr/a/4915-pauline-carton

Rencontre avec Charles Tordjman, metteur en scène 

L’homme de théâtre, auréolé d’un Molière, reviendra à Marseille l’année prochaine avec « 12 hommes en colère » de Reginald Rose. Aux origines de Pauline & Carton, « ça a commencé par un hasard. Le festival de la correspondance de Grignan m’avait demandé de faire une soirée consacrée à des échanges épistolaires. C’est eux qui m’ont proposé de travailler sur les textes de Pauline Carton. J’ai été immédiatement emballé parce que je connaissais l’ouvrage, les mémoires de Pauline Carton. C’est vrai que le nom de Pauline Carton ne parle pas aux jeunes générations. Mais pour ceux qui l’ont connu, comme moi, c’était une actrice très populaire qui ne jouait d’ailleurs que des rôles secondaires, de gouvernante, de concierge. Ces personnages subalternes l’ont rendu extrêmement populaire dans les années 50, 60. C’était une femme extrêmement cultivée qui passait beaucoup de ses journées à la Bibliothèque Nationale puisque pendant 15 ans, elle a été l’assistante directe de Sacha Guitry. Elle faisait les recherches historiques, l’aidait à faire ses distributions, ses castings, à bâtir les scénarios. Elle avait une liberté de vie absolue et n’aimait pas être considérée comme une bobonne. Elle passait toutes ses journées au théâtre, à la radio, au cinéma. Elle a tourné plus de 255 films, ce qui est absolument énorme » détaille-t-il avant de poursuivre :

« Ce spectacle est vraiment avant tout un hommage et un portrait d’une grande actrice modeste, humble et qui a connu un succès public absolument phénoménal. Notre propos reste humble, modeste et léger. On n’a pas d’armature scénographique lourde. J’ai voulu mettre en avant l’actrice Murillo, quadri-moliérisée. C’est une actrice exceptionnelle qui aime faire rire, elle sait le faire et elle a adoré le personnage de Pauline Carton qui lui collait à merveille. Elle s’amuse à imiter des collègues de Pauline Carton comme Michel Simon, elle chante des chansons assez coquines. J’avoue que les répétitions ont été bien joyeuses. »

Pauline & Carton © Thomas O’Brian

Après 100 représentations à la Scala de Paris, suite à sa création à Festival d’Avignon en 2023 reprise en 2024, le spectacle est joué 13 fois à Marseille. Pour Tordjman, le théâtre est vivant, en constante évolution : « Un spectacle doit vivre, respirer, s’inventer, se réinventer. C’est formidable pour des acteurs de pouvoir se poser dans des grandes villes françaises et jouer longtemps. Je vais voir le spectacle presque tous les jours et il nous arrive de changer, faire des petites modifications de texte. Murillo, c’est une actrice très attentive à ne jamais s’enfermer dans une recette qui a marché. Faire de longues séries, c’est vraiment formidable parce qu’on continue toujours à travailler. Il y a eu beaucoup de versions successives, grâce au rapport avec le public et à la maturation de l’acteur aussi qui est là et qui réfléchit. »

Cette approche va à contre-courant des pratiques actuelles dominées par les « one-shot » ou les courtes séries.« J’ai adopté ce slogan de Lénine qu’il avait écrit au-dessus de son bureau : ‘mieux vaut moins mais mieux’. J’ai beaucoup travaillé avec les gens de l’Est, et les Russes, les Hongrois, les Polonais, ils ont des habitudes qu’on n’a pas : ils mettent un temps infini à répéter un spectacle et à le produire. En France, en général, c’est entre un et deux mois. Et à l’Est de l’Europe, souvent, c’est un an » indique-t-il avant d’ajouter :

« Mon plaisir dans le théâtre, c’est d’abord dans les textes que je fréquente, c’est-à-dire les textes des poètes, les auteurs. Je ne peux pas faire un spectacle sans auteurs et sans textes que j’estime grands. Et après, ce sont les acteurs. Je suis fan des acteurs. Je ne suis pas acteur moi-même, je n’ai jamais pris de plaisir à jouer. Je suis toujours épaté par la façon dont les acteurs prennent un plaisir à faire un métier extrêmement difficile. J’aime les acteurs qui savent se diriger tout seuls. Le metteur en scène, il est là en support, en appui. Il peut dire à l’acteur : ‘attention, il y a un mur, tu vas t’y cogner, là il y a un trou, là il y a une fausse trappe, là on ne te voit pas, là je ne t’entends pas.’ Je donne plutôt des conseils au parcours de l’acteur que de le diriger. Je ne sais pas ce qu’il faut faire, je sais que l’acteur sait mieux le faire que moi. Je suis très confiant avec l’équipe avec qui je travaille, les scénographes, créateurs de lumière et chacun amène sa pierre à l’édifice. C’est la merveille du théâtre, c’est un art collectif. On bâtit la maison ensemble et la plupart du temps, quand on s’entend bien, quand tout coïncide, la maison se fabrique avec harmonie. Peut-être qu’un metteur en scène, c’est celui qui sait gérer les conflits, qui les évite et qui permet à l’harmonie de se réaliser » conclut-il.

Propos recueillis par Diane Vandermolina

Photo de une : © Thomas O’Brian

Pauline & Carton : Adaptation Virginie Berling, Christine MurilloCharles Tordjman / Mise en scène Charles Tordjman / Lumières Christian Pinaud / Avec Christine Murillo/ Durée 1h/ De 10€ à 38€. 

Rmt News Int • 11 novembre 2024


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